Libye : Sebha, capitale des maux libyens

Sebha, principale ville du Sud, et ses habitants se sentent oubliés par les deux gouvernements qui s’opposent en Libye. Pourtant, cette capitale régionale mérite attention de par sa position stratégique, juste avant le désert, et les défis auxquels elle doit faire face.

Des combattants touaregs sur la ligne de front à Oubari, février 2015. (Photo : Maryline Dumas)

Des combattants touaregs sur la ligne de front à Oubari, février 2015. (Photo : Maryline Dumas)

Tension et paranoïa, voilà ce qui pourrait décrire Sebha, capitale du Fezzan, la région Sud libyenne. Et il y a de quoi. Kidnappings contre rançons, terroristes islamistes de passage, conflits entre tribus, absence d’autorité, tous les maux libyens sont réunis dans cette petite ville, dernière porte avant le Sahara.

La ville a la spécificité d’héberger un grand nombre de communautés libyennes. Une diversité qui ne fonctionne plus depuis 2011 : dès le renversement de Mouammar Kadhafi, la première fracture est apparue. Entre la tribu Kadhadfa de l’ancien dictateur et celle des Ouled Slimane, un divorce politique est prononcé. Alors que les premiers continuent chaque année de fêter le 1er septembre (date d’arrivée au pouvoir de Kadhafi, en 1969), les seconds, parfois accusés d’avoir retourné leur veste au dernier moment, célèbrent le 17 février (début de la révolution de 2011). Les Ouled Slimane ont trouvé un soutien auprès des Touaregs face aux Kadhadfa alliés aux Toubous.

Depuis la révolution, ces derniers s’opposent régulièrement aux Ouled Slimane à Sebha, mais aussi aux Zways (autre tribu arabe) à Koufra (Sud-Est libyen) et, depuis septembre 2014, aux Touaregs à Oubari, dans le fief de ces derniers. « Les Toubous, qui soutenaient la révolution, se sont dits délaissés. Ils n’ont pas obtenu le numéro d’identification national (système de recensement qui permet de voter et de toucher un salaire de l’État, ndlr), on ne les a pas considérés comme des Libyens, ils ne pouvaient que s’allier au camp adverse », explique Mohamed Gliwan, porte-parole de la Troisième force, dépêchée à Sebha par le Congrès de Tripoli début 2014 pour protéger les bâtiments publics. Avec les Kadhadfa, les Toubous ont effectivement pris le parti du gouvernement de Beida (Est libyen), reconnu par la communauté internationale et constitué de libéraux et d’anciens du régime de Mouammar Kadhafi. En face, les Touaregs et les Ouled Slimane soutiennent le gouvernement mis en place par Fajr Libya, coalition de brigades qui se présentent comme révolutionnaires, à Tripoli en septembre 2014.

Les Toubous délaissés

Mais pour les Toubous, le problème n’est pas politique. Ils expliquent se battre contre des terroristes islamistes. Citant la présence de Touaregs parmi les djihadistes au Mali et au sein du groupe Ansar Dine, ils n’hésitent pas à faire l’amalgame entre islamistes et hommes bleus. Ils assurent que le drapeau noir d’Al-Qaïda flotte sur le mont Tendé, tenu par les Touaregs à Oubari. Le woxx a pu constater, en février 2015, que ce n’était pas le cas.

Ils évoquent également une lutte pour leurs droits (voir woxx 1265). En 2014, Adam Kerki, le président de l’Assemblée nationale des Toubous, s’inquiétait effectivement d’une « arabisation » de la Libye : « Au début du 20e siècle, les Toubous vivaient sur plus de 65 pour cent du territoire libyen ; nous avons perdu beaucoup de terrain. » Dans ce pays où la nationalité est liée au sang sur plusieurs générations, les Toubous ont bien du mal à faire valoir leurs droits, à commencer par des papiers d’identité ou la reconnaissance de leur langue (ce qui est également le cas des Touaregs).

Leurs opposants rétorquent qu’ils n’ont aucun problème avec les Toubous libyens. Senoussi Messaoud, membre du conseil consultatif des Ouled Slimane à Sebha, les estime ainsi à 5.000, « mais aujourd’hui, ils sont au moins 30.000 mercenaires dans le Sud libyen ! Ils viennent du Tchad ou du Niger ! » Pour prouver ces dires, les Touaregs montrent, à Oubari, des cartes d’identité tchadiennes ou la vidéo d’un Nigérien arrêté expliquant qu’il a accepté de se battre aux côtés des Toubous contre une certaine somme d’argent. Ils dénoncent une volonté d’expansion des Toubous. « Auréolés de leur rôle pendant la révolution, les Toubous profitent de leur statut pour étendre leur territoire. Ils rêvent d’un pays indépendant dans le Sud libyen », affirme Aboubaker al-Fakhir, un sage touareg qui garde précieusement avec lui le traité de « Midi-Midi », 
un accord Toubou-Touareg signé en 1893 pour mettre fin à un long conflit débuté à cause d’un problème de bétail.

Repli des communautés

À Sebha, les derniers combats remontent à quelques mois, mais la tension est toujours palpable. Chaque habitant sait à quelle communauté appartient telle ou telle maison. Question de sécurité. Une étudiante Ouled Slimane raconte : « Derrière chez nous, il y a des maisons de Kadhadfa. Alors j’évite toujours cette rue. » À l’université où elle étudie, elle croise des étudiants d’autres tribus : « Il n’y a pas de frictions, mais on ne se parle pas. »

Engagé dans la société civile, Abu Azom al-Afi raconte : « Il y a eu des changements d’école pour les enfants et les professeurs. Chacun veut aller dans une école où sa tribu est majoritaire. Des familles ont même déménagé pour se rapprocher de leur communauté. »

Résultat, selon le journaliste Boussada Omar, « les communautés se replient sur elles-mêmes et le fossé se creuse ». Un phénomène qui se développe d’autant plus vite que, l’État étant absent, ce sont les chefs de tribu qui se chargent des contentieux liés à des délits ou à des crimes. « Lorsqu’il y a un problème, nous calmons la situation. Puis nous livrons le criminel à une force neutre et on prend contact avec la famille ou la tribu qui est victime pour trouver une solution », explique le conseil des sages Ouled Slimane.

Le conseil est régulièrement appelé à l’aide, car, comme partout en Libye, la prolifération des armes a provoqué une augmentation des crimes. Et le moindre problème entre deux personnes de tribus différentes peut rallumer l’étincelle de la guerre.

Les kidnappings, par exemple, sont devenus un véritable business. « Mon oncle a été enlevé à un check-point par des Kadhadfa », raconte Abay Raheal. « Il a ensuite été remis à des Toubous qui l’ont gardé neuf mois ! Regardez la photo quand il a été libéré en mars 2015, on aurait dit qu’il sortait d’un camp de concentration ! » L’Ouled Slimane dénonce une situation dans laquelle « si ta famille est connue pour être à l’aise financièrement ou si un cousin lointain a fait une gaffe par rapport à une tribu, tu risques de te faire enlever ».

Le trafic comme source 
de revenu

Autre activité lucrative dans le Sud libyen, le trafic. Depuis 2011, le commerce informel se développe avec d’autant plus de facilité que les forces de l’ordre officielles se sont évaporées. Bahar Eddine, chef d’une brigade locale qui lutte contre ces trafics, explique ainsi que les contrebandiers ne se cachent même plus : « Pourquoi le feraient-ils ? Ceux qui surveillent la frontière, les Toubous, sont avec eux. » Le colonel Najem le confirme : « L’armée ne contrôle pas une miette du Sud libyen après Sebha. C’est une zone aux mains des Toubous. »

La pratique est cependant ancienne, datant de l’époque Kadhafi, et chaque communauté a eu l’occasion d’en profiter. Le dictateur utilisait les trafics comme un élément de pression sur ses voisins africains et européens. Car la contrebande fonctionne dans les deux sens : les produits subventionnés par l’État libyen (farine, huile, pétrole…), sont envoyés au Niger, au Tchad et ailleurs, offrant ainsi une bulle d’oxygène à ces pays en difficulté économique. Au retour, les contrebandiers ramènent drogues, alcool (interdit en Libye) et des migrants à destination de l’Europe et que celle-ci redoute tant.

Le conseil local de Sebha, la capitale du Fezzan, estime que la ville accueille aujourd’hui 250.000 clandestins pour 120.000 habitants. Une source sécuritaire affirme que 800 à 900 migrants entrent chaque jour par le sud de la Libye. Un chiffre difficile à vérifier. Mais, comme l’explique Abu Saïf Lahwal du conseil local, « le Sud libyen est la porte de l’Afrique. Il n’y a pas de forces libyennes à la frontière car l’armée nationale libyenne n’existe pas. Tant que cette porte ne sera pas fermée, l’Europe n’aura pas la paix ». Pour la plupart des migrants subsahariens, Sebha n’est en effet qu’une étape vers le nord de la Libye et l’Europe.

Les terroristes islamistes

Pour les Libyens du Fezzan, où le chômage est important, ce commerce illicite est une véritable institution. La pratique semble si normale que « lorsque nous arrêtons quelqu’un pour trafic, sa famille ne comprend pas. Pour eux, c’est un travail comme un autre », explique Mohamed Gliwan, porte-parole de la Troisième force. Un migrant peut ainsi payer plus de 2.000 euros pour le voyage.

Les groupes terroristes islamistes, Aqmi et l’État islamique (EI), qui utilisent le Sud comme lieu de passage, s’ajoutent à ces tensions. D’après une source sécuritaire, aucun de ces groupes n’est pour le moment basé de façon permanente et active dans le Sud libyen. Mais les hommes voyagent et ont quelques contacts à Sebha. Mokhtar Belmokhtar, chef d’Al-Mourabitoune (et ancien membre d’Aqmi), et Iyad Ag Ghaly, fondateur d’Ansar Dine, ont d’ailleurs séjourné, au moins quelques jours, dans la région. Une source sécuritaire affirme également qu’une petite vingtaine d’hommes de l’EI serait actuellement à Sebha, dans le quartier des Kadhadfa. Ces derniers, en tant que soutiens de l’ancien régime, sont régulièrement accusés par le régime de Tripoli de soutenir l’EI pour maintenir l’instabilité en Libye.


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