Des crises qui se multiplient, qui se prolongent et qui prennent une ampleur inédite, une augmentation généralisée de la violence et, surtout, des humanitaires de plus en plus directement menacés : les ONG sont sous pression. Thomas Kauffmann, directeur général de Médecins sans frontières Luxembourg, revient sur les défis qui ont marqué 2024, année des 25 ans de l’obtention du prix Nobel de la paix par l’ONG.

L’intérieur de l’hôpital Nasser, dans le sud de Gaza, en avril 2024, après un siège des forces israéliennes. (Photo : © Ben Milpas MSF)
woxx : Quel bilan tirez-vous de l’année qui vient de s’écouler ?
Thomas Kauffmann : En 2024, il n’y a pas eu de crise humanitaire majeure, mais des crises qui se prolongent et une augmentation de ces crises de long terme : Ukraine, Gaza, Soudan, Haïti…S’ajoute maintenant la situation totalement chaotique de Goma, en République démocratique du Congo. On se retrouve dans des situations d’urgence permanente, qui n’en finissent pas. On parle de « permacrise ». C’est extrêmement préoccupant. Cela fait peser une grosse pression sur nos ressources : on doit être sur de plus en plus de terrains, durant des périodes de plus en plus longues, face à des crises qui prennent une ampleur de plus en plus importante. On essaie de faire notre maximum, mais on n’en voit pas la fin et on se sent impuissant. Et là-dessus se greffent les violations du droit humanitaire. C’est terrible.
Le droit international humanitaire (DIH), ratifié par 196 États, prévoit en effet l’obligation de distinguer les civils des militaires et de garantir la protection des travailleurs humanitaires en toutes circonstances.
Il y a une réduction indéniable du champ humanitaire, cet endroit normalement protégé, et ce au niveau mondial. En 2015, le bombardement par l’aviation américaine d’un hôpital tenu par MSF à Kunduz, en Afghanistan (qui a coûté la vie à 42 personnes, dont 14 membres du personnel de MSF, ndlr), avait provoqué un tollé. Aujourd’hui, la situation ne cesse de se détériorer, mais c’est devenu le « nouveau normal ». Par exemple, à Goma, où la situation explose, les hôpitaux ont tout de suite été visés. Une balle a encore récemment traversé le bloc opératoire de l’hôpital de Kyeshero. Au Soudan, ils sont constamment bombardés. Il en a été de même à Gaza, où, selon moi, une brèche a été ouverte. C’est là que commence le pilonnage revendiqué des hôpitaux et que l’absence de réel scandale sert d’exemple à d’autres pays. Peut-être qu’il y a aussi une augmentation générale de la violence. Ainsi, Haïti s’enfonce dans une violence sans fin, totalement inédite. Désormais, les gangs n’hésitent plus à ouvrir les ambulances, à en sortir les blessés et à les abattre sur place. L’expression française « Ne tirez pas sur l’ambulance » est devenue caduque, l’ambulance est désormais une cible. Cela signifie qu’on ne respecte plus les malades et que notre personnel est de plus en plus en danger. À Gaza, nous déplorons neuf tués depuis l’attaque du 7 octobre. En 2023, selon les derniers chiffres disponibles, sept membres du personnel MSF ont été tués durant leur service, et douze en dehors, à travers le monde. Pour le moment, nous ne constatons pas de baisse des vocations face au danger, mais j’ai peur que cela finisse par être le cas. Nous ne sommes plus protégés par notre statut d’humanitaires, et cela constitue une véritable révolution dans notre domaine. Il va falloir que nous prenions en compte ce facteur. Par exemple, si nos ambulances sont prises pour cibles, faut-il effectuer moins de déplacements ou se déplacer sous protection ? Mais qui assurera celle-ci ? Si nous sommes protégés par des militaires, nous ne sommes plus neutres.
N’est-il pas difficile de conserver le principe de neutralité, au cœur de la charte de MSF, lorsque le champ humanitaire est attaqué ?
C’est cette neutralité qui nous permet de travailler malgré tout dans des conditions de relative sécurité. À savoir que si le risque pour nos équipes est trop grand, on s’en va. MSF compte environ 70.000 membres du personnel – 12.000 internationaux et 58.000 nationaux.
L’année 2024 aura été particulièrement marquée par la guerre menée à Gaza. S’agit-il d’un contexte inédit pour MSF ?

Thomas Kauffmann. (Photo : MSF)
C’est effectivement très particulier du fait de la géographie et de la taille de cette petite enclave, mais aussi du fait que la bande a été bloquée et pilonnée, et que la population civile se trouve directement sur le terrain de guerre. Dans des conflits en Afrique, par exemple, la population fuit, elle se déplace. MSF s’occupe alors des réfugiés et n’est pas directement sous le feu, mais en dehors de la zone de guerre directe – même si, comme je l’ai mentionné, les hôpitaux se font quand même désormais bombarder. Nous avons toujours dénoncé le fait qu’à Gaza la population était prise au piège. Des collègues ont affirmé n’avoir jamais vu une violence d’une telle ampleur en 30 ans de service humanitaire au sein de MSF. Nous avons dû âprement négocier pour faire sortir des patients de la bande, et les humanitaires ont été placés dans des zones qui n’étaient pas sécurisées. C’est inouï.
Quelles sont vos conditions de travail depuis le cessez-le-feu, entré en vigueur le 19 janvier ?
Le cessez-le-feu apporte de l’espoir, mais il intervient 46.000 morts trop tard… La population civile manque de tout, la société est réduite à néant depuis 15 mois. Nous sommes toujours soumis à des restrictions : c’est très difficile d’obtenir des visas pour le personnel international, et beaucoup de marchandises restent bloquées, comme les lits pour les opérations, les scalpels, les autoclaves (machines permettant de stériliser les dispositifs médicaux, ndlr) ou les béquilles, considérés comme des biens à double usage susceptibles d’être détournés de leur fonction première. Nous devons donc nous adapter. Par exemple, nous avons commencé à fabriquer des béquilles à partir de matériaux disponibles localement, comme le bois et le métal. L’ampleur des destructions pose aussi des problèmes logistiques. Il n’y a plus d’entrepôts pour stocker la marchandise, que nous laissons en Égypte. Les camions d’aide humanitaire, qui apportent de la nourriture, des couvertures, etc., peuvent rentrer dans la bande mais se font piller – c’est tout à fait courant quand la population manque de tout. Il faut essayer de faire repartir l’infrastructure hospitalière, et c’est notre métier, mais il faut aussi reconstruire les maisons, une société tout entière. On sait qu’après une telle crise les besoins seront titanesques pour réhabiliter les blessés, la question de la santé mentale sera capitale également. En tout cas, pour le moment, nous sommes toujours dans l’inconnu. On reste très vigilants, on observe les mouvements de population, qui retourne vers le nord où l’accès à l’eau reste un gros problème. On les suit et on essaie de répondre aux besoins.
En 2024, l’ONU et Amnesty International ont dénoncé un « apartheid de genre » en Afghanistan, où les femmes ne peuvent plus étudier au-delà du primaire, chanter ou encore travailler pour des ONG, ce qui constituait votre ligne rouge. Êtes-vous toujours présents sur le terrain ?
En Afghanistan, MSF bénéficie d’un statut spécial : nous ne sommes pas considérés comme une ONG, mais comme un organe de santé, donc nous ne sommes pas affectés par cette règle, qui constitue effectivement une ligne rouge. MSF est donc toujours présente là-bas, même si la situation politique y est de plus en plus difficile. Cela dit, lorsqu’une ligne rouge est franchie, généralement, nous partons, mais nous sommes aussi obligés de nous demander quel serait l’impact de notre départ – en l’occurrence, il serait énorme. Tout est toujours une question de mesure…
Avez-vous recensé davantage d’interventions liées au changement climatique l’année passée ?

(© Michel Lunanga)
Il n’y a pas eu à proprement parler de crise majeure liée au climat. Néanmoins, des épidémies en lien direct avec le réchauffement climatique se sont développées. Le paludisme réapparaît par exemple dans des zones comme le Sahel et en République centrafricaine, en raison des pluies et de l’explosion des populations de moustiques. Notre unité de recherche opérationnelle basée à Luxembourg, LuxOR, travaille à mieux comprendre les menaces sur la santé que fait peser le réchauffement climatique, afin de s’y préparer et d’en limiter les risques.
Sur quels aspects se concentrera votre plaidoyer en 2025 ?
Nous continuerons de défendre le droit humanitaire. Au Luxembourg, nous sommes entendus, et le gouvernement se dit conscient que les bombardements indéterminés doivent cesser, mais nous ne sommes pas assez forts pour changer la situation… Nous continuerons également d’alerter sur la mise en œuvre du pacte européen sur la migration et l’asile, qui, selon nous, va institutionnaliser une situation problématique (adopté en mai 2024, ce pacte va notamment durcir les contrôles aux frontières et devrait entrer en vigueur en 2026, ndlr). En 2024, nous avons publié un rapport sur les coûts humains des politiques migratoires de l’UE. Les blocages aux portes de l’Europe créent en effet des situations de violence vis-à-vis des migrants, que ce pacte va pérenniser. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que le changement climatique joue un rôle dans les migrations et que le phénomène ne cesse de s’aggraver : on constate depuis une dizaine d’années l’arrivée de réfugiés climatiques, des personnes qui s’appauvrissent du fait de conditions climatiques de plus en plus difficiles.
Au niveau national, quel a été l’impact de l’affaire Caritas sur MSF, suite à la révélation en juillet dernier d’un détournement de fonds de plus de 60 millions d’euros ?
Suite à cette affaire, nous avons passé en revue toutes nos procédures et, bien que nous les jugions efficaces, nous avons décidé de les renforcer. Ainsi, chaque virement nécessite deux signatures, et nous sommes passés à trois au-delà d’un certain montant. Je rappelle que nous sommes par ailleurs audités par PwC Luxembourg. Mais renforcer la sécurité a un coût, et il faut voir si celui-ci est rentable par rapport au niveau de sécurité supplémentaire apporté. On fait une quinzaine de transactions par jour, certaines mesures restrictives évoquées à la suite de cette affaire risquent de porter préjudice au bon fonctionnement de notre travail. Concernant les donations, nous n’avons à ce jour pas observé de baisse significative imputable à la crise de la Fondation Caritas. En 2024, nous avons eu 23.700 donateurs actifs, dont 8.700 donateurs réguliers, qui donnent en moyenne 26 euros par mois. Au total, nous avons collecté 7,6 millions d’euros. Nous sommes financés à 99 % par des dons privés, ce qui permet de garantir notre indépendance et la pérennité de nos activités. Tous ces chiffres sont relativement stables par rapport aux années précédentes. S’il y a une légère baisse par rapport à 2023, c’est parce que le nombre de donateurs et les résultats de collecte fluctuent selon l’actualité internationale – les donateurs ponctuels, qui réagissent par exemple à une catastrophe naturelle médiatisée ou à une nouvelle guerre, ont été moins nombreux en 2024. Les donateurs réguliers et les grands donateurs sont au contraire en croissance, ce qui souligne plutôt une plus grande fidélité. Lorsque l’affaire a éclaté, quelques-uns nous ont appelés pour nous poser des questions légitimes. On espère que, en cas de crise de confiance, nos donateurs auront le réflexe de prendre contact avec nous. Je pense aussi que nous ne sommes pas assimilés à la Caritas dans l’esprit des gens, contrairement à la Croix-Rouge (qui a subi de plein fouet le scandale et perdu 80 % de dons l’été dernier, ndlr).
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