La toute dernière exposition du MNHA est dédiée aux 50 ans de travail du photographe portugais Alfredo Cunha, nom indissociable de la révolution des Œillets. Son œuvre traverse le Portugal et le monde entier.

Un aperçu de l’exposition, avec, à droite, la photo iconique du capitaine Salgueiro Maia, réalisée par Alfredo Cunha le 25 avril 1974. (Photo : Nuno Lucas da Costa9
Sur la révolution des Œillets, dont on célèbre également le cinquantenaire cette année, tout a été pratiquement dit et raconté. Faut-il peut-être répéter qu’il s’agit d’une des plus belles révolutions, tant par sa non-violence que par l’adhésion populaire spontanée qu’elle avait suscitée. Parallèlement à l’œuvre d’Alfredo Cunha le MNHA présente d’ailleurs toujours l’expo qui lui est brillamment dédiée : « La révolution de 1974. Des rues de Lisbonne au Luxembourg ».
Né en 1953 à Celorico da Beira, dans le nord du Portugal, Alfredo Cunha était à Lisbonne le 25 avril 1974, quand la révolution avait éclaté. Il avait alors infatigablement arpenté les rues de la ville pour léguer à la postériorité un précieux témoignage en images de ces événements. Une infime partie seulement de l’œuvre de ce photographe boulimique s’offre au public, au cinquième étage du MNHA.
Le curateur de l’expo, David Santos, directeur scientifique du Museu do Neo-Realismo au Portugal, dont proviennent les photos exposées, propose soixante-dix clichés. De grandes tailles et sobrement encadrés, ces derniers se côtoient méthodiquement. L’exposition est un grand voyage et surtout un parfait antidote pour cesser de résumer le travail d’Alfredo Cunha à la seule Révolution des Œillets. Son travail sur celle-ci est pourtant d’une valeur inestimable, fruit d’une spontanéité qui a su capter ce moment avec réussite. Ses photos consacrées à la décolonisation sont, pour leur part, le résultat de voyages préalablement planifiés et dénotent un travail d’une grande maturité, malgré le jeune âge du photographe portugais à l’époque. Des années plus tard, Alfredo Cunha assura aussi la couverture de la chute du dictateur roumain Nicolae Ceausescu, en 1989, ou de la deuxième guerre du Golfe, en 2003.
À partir de 2012, il collabora également avec l’ONG portugaise AMI (Assistência Médica Internacional), pour laquelle il a parcouru des pays comme le Niger, le Bangladesh et tant d’autres, sans oublier les anciennes colonies portugaises comme le Sri Lanka ou l’Inde. Du Timor oriental, on retiendra une photo de 2006, mettant en scène une jeune enfant au regard apeuré, se tenant auprès d’une femme dont l’âge avancé et la santé détériorée sont décelables non à travers le visage (il n’est pas dans le cadrage), mais à travers ses mains, dont la peau et les veines saillantes semblent raconter à elles seules la dure destinée du peuple timorais. Avec cette photo, Alfredo Cunha parvient à transmettre l’histoire douloureuse de ce territoire, annexé par l’Indonésie après la décolonisation portugaise, et dont l’occupation s’est poursuivie jusqu’à son indépendance acquise le 30 août 1999. L’objectif d’Alfredo Cunha parvient à capter tout cela en un seul cliché.
En noir et blanc, et sans artifice
Il est rare de voir une photo d’Alfredo Cunha sur laquelle ne figure personne. Mis à part les portraits de tout un panthéon d’illustres personnalités portugaises (il fut aussi le photographe officiel de deux présidents de la République), son travail raconte toujours la détresse, le dur labeur, la misère ou encore la guerre.
Dès sa jeunesse, il sortit de sa zone de confort en documentant les difficiles conditions de vie du quartier d’Amadora, situé dans la périphérie de Lisbonne, aujourd’hui devenue ville à part entière. Alfredo Cunha s’y installa à l’âge de 14 ans avec sa famille. Des photos de cette période sont également présentées au MNHA et retiennent l’attention du public, tant leur force est magnétique. L’omniprésence du noir et blanc, sans artifice, et surtout leur candeur humaniste, y contribuent grandement. Au journal « Público », Alfredo Cunha dit qu’il ne photographie pas la pauvreté « comme si on allait au zoo et comme le font certains nouveaux street photographers ». Dans certaines photos, les néophytes auraient tort de ne voir que de simples cadrages bien réussis et une bonne maîtrise de la lumière. Avec un sens du détail nippon, tout élément matériel ou humain inséré dans le cadrage final a son importance chez Alfredo Cunha.
Sortir de sa zone de confort est une constante chez le photographe, autant dans son travail que dans sa vie. Interrogé sur le fait d’avoir peu exposé à l’étranger, il répond qu’à l’époque, il avait une famille à nourrir et que le mot d’ordre était de travailler et de travailler encore. Fils et petit-fils de photographes, il fut influencé par son père qu’il accompagna, dès l’âge de 10 ans, pour réaliser des photos de mariage. Il prêta très tôt main-forte dans cette affaire familiale, d’abord dans sa dimension artisanale plutôt qu’artistique, notamment dans le développement des photos. Il fit ses premiers clichés professionnels à l’âge de 17 ans.
Bien des années plus tard et cette fois-ci au Luxembourg, le public prend conscience qu’il pourrait échanger des heures durant avec le photographe sur l’histoire de chacune des œuvres exposées. Chacune s’insère dans un contexte social et politique particulier et elles possèdent toutes leur propre narratif et leur propre genèse. L’histoire de la photo iconique du capitaine Salgueiro Maia, devenu un symbole de la révolution des Œillets, est à ce titre emblématique. Mais à l’époque, la photo avait été refusée par le journal « O Século », pour lequel il officiait. Ce n’est que 20 ans plus tard qu’elle fut redécouverte par Vincente Jorge Silva, directeur du quotidien « Público », qui la publia pour illustrer l’un de ses éditos, intitulé « Les yeux du capitaine ».
Au même journal, le photographe portugais affirmera que cette photo n’est plus la sienne, « car elle est complètement entrée dans la tête des gens, disons que c’est mon Che Guevara ». Sur la manière dont il avait pris la photo, il raconte que ce jour-là, il avait raté la conférence de presse improvisée par le jeune capitaine, car il était occupé à développer des photos à la rédaction de son journal. Il estimera plus tard que cela lui avait fait rater les meilleurs moments de la révolution. De son côté, le militaire gradé portugais le voyant arriver dans la précipitation lui adressa « un sourire de Joconde et s’arrêta pour que je puisse le prendre en photo, après quoi il lui demanda : c’est bon ? » Une fois la photo faite, raconte Aldredo Cunha, « la révolution continua ».