La plateforme citoyenne « Forum Culture(s) » a fait le compte des avancées de la politique culturelle sous la coalition bleu-rouge-vert – et le bilan est désastreux.
Que la scène culturelle et son ministère de la Culture ne sont pas vraiment des plus proches est un euphémisme. Depuis qu’un tel ministère existe au grand-duché, les différends ont existé. Certains étaient fondés, d’autres relevaient plutôt d’un amour-propre blessé. Certaines choses ont été accomplies, d’autres oubliées. Pourtant la brouille n’a jamais été aussi palpable que depuis que le DP est aux affaires. Après un départ sur les rotules avec Maggy Nagel, dont on retiendra surtout les conventions sucrées (pour être reconduites à peu près dans le même état) et l’humiliation des artistes statufiés – qui désormais reçoivent une aide sociale –, le ministère s’est carrément immobilisé sous le duo Bettel-Arendt.
Ce n’était donc qu’une question de temps avant que le Forum Culture(s) se mobilise. Sa première action date de 2008, aussi en période préélectorale. À l’époque, la plateforme citoyenne avait fait le tour des partis politiques en lice pour les élections pour leur présenter et leur faire signer un pacte culturel, contenant des propositions et des principes recueillis au préalable auprès du secteur culturel. Tous les partis signèrent le papier et… rien ne se passa vraiment. Le ministère de la Culture sous Octavie Modert n’avait pas vraiment la réputation de faire bouger les lignes et d’innover.
C’est pourquoi les espoirs étaient grands quand, en 2013, le premier gouvernement sans CSV depuis 1979 entra en fonction. D’autant plus que le programme gouvernemental s’apparentait en partie à un copier-coller du pacte culturel élaboré par Forum Culture(s). Et pourtant, le secteur a vite déchanté avec le DP aux manettes : « On a l’impression que le LSAP et les Verts ont abandonné très vite la culture », remarque Raymond Weber, une des chevilles ouvrières de la plateforme et lui-même ancien haut fonctionnaire du ministère de la Culture sous Robert Krieps. Et d’ajouter : « Certes, au début il y avait encore un trio informel composé de socialistes, libéraux et verts qui a conseillé la nouvelle ministre Nagel – mais cela a vite cessé. »
Isolée, la ministre de la Culture éphémère a chamboulé le secteur, mais pas de façon positive. Ainsi, même sa mesure phare – la dénonciation des conventions – ne trouve pas de grâce aux yeux du Forum Culture(s). Dans le baromètre de la plateforme citoyenne, cette mesure est teintée de rouge. À la question de savoir pourquoi elle n’a pas apprécié cette politique, Serge Tonnar répond : « Il est vrai que nous avons été un peu sévères, mais on ne peut pas parler d’une ‘réévaluation complète’ dans ce cas. Car pour la plupart des concerné-e-s, peu de choses ont changé. » Ce qui vaut également pour la réforme des statuts d’artiste et d’intermittent. Selon Tonnar, « il y a bien eu une réforme en 2014, mais dire que celle-ci aurait amélioré considérablement la protection sociale des artistes et des travailleurs culturels – comme le gouvernement l’avait annoncé – n’est assurément pas vrai ».
Et puis après le départ de la tonitruante ministre Nagel, le ministère est tombé dans un état proche de la catatonie. Il y a eu la mise en place promise des fameuses assises culturelles, mais celles-ci ne se sont pas déroulées dans la transparence, selon Raymond Weber : « Certes, il y a Jo Kox, qui travaille seul et d’arrache-pied à la création du fameux plan de développement culturel, mais à part quelques bilans, on ne sait rien de ce qui se passe en coulisses. » Et de regretter que le secrétaire d’État à la Culture ait fait un forcing en voulant absolument présenter ce plan de développement culturel avant les élections d’octobre 2018 – il sera présenté au public les 29 et 30 juin prochains. Selon Weber, cela n’a pas de sens pour deux raisons : premièrement parce que le timing n’est pas favorable, Kox ayant demandé de le présenter en 2019, voire plus tard, et puis parce qu’« on ne sait pas qui sera responsable de la culture au prochain gouvernement. Il se peut très bien que cette personne ne se sente pas liée du tout par ce document et que tout le travail ait été fait pour rien. Laisser achever le plan de développement culturel par l’équipe suivante au ministère aurait été un choix plus judicieux. Ce que je vois venir, c’est un document très général et sans grande profondeur où le ministère va faire du cherry-picking et accaparer les éléments qui l’arrangent en délaissant les autres ». Interrogé par le woxx sur le baromètre et aussi sur l’opinion de Forum Culture(s) à propos des assises et du plan de développement culturel, Jo Kox n’a pas souhaité donner de commentaires.
Ni contenu ni savoir-faire
Pour Weber, le ministère de la Culture ne manque pas uniquement d’ambition, mais aussi de contenu et de savoir-faire : « Sous Robert Krieps au moins, on était conscient qu’il fallait laisser la politique culturelle à des personnes qui connaissent le secteur pour y être actives elles-mêmes. Rappelons que, dans le temps, il y avait des calibres comme Roger Manderscheid ou encore Mars Klein qui travaillaient au ministère de la Culture. » Tandis qu’aujourd’hui le secteur fait face à une libéralisation jamais vue.
« C’est quand même tout un symbole, quand on pense que le hub créatif’ 1535º à Differdange est conventionné avec le ministère de l’Économie. Alors qu’une bonne partie de ses occupants sont ancrés dans des métiers artistiques. Où est le ministère de la Culture dans ce cas ? Un autre exemple serait la présidence luxembourgeoise actuelle de la Grande Région : aucune place n’est faite pour la coopération culturelle. Alors qu’il y a 11 ans, le grand-duché était l’hôte de la capitale culturelle européenne avec pour thème la Grande Région. Mais on n’y a même pas pensé », regrette Weber.
Au-delà des manquements ponctuels et de l’état amorphe de la politique culturelle, Weber pense que la philosophie culturelle du ministère est absente : « Je rappelle que le Luxembourg a signé des textes avec l’Unesco et qu’il s’est engagé à certaines choses, comme appliquer la culture comme facteur d’émancipation ou la considérer comme un droit universel. On ne voit pas grand-chose de cela dans la politique actuelle. » Et il est vrai que la plupart des initiatives qui travaillent par exemple avec des réfugié-e-s ou qui s’occupent de l’accès à la culture pour tout le monde ne sont pas nées au ministère, mais ont été et sont toujours privées.
Les initiatives du ministère, elles, vont toutes dans le sens d’une libéralisation, comme le montre aussi le Creative Industries Cluster censé rassembler un secteur où les inégalités ne sont pas forcément des choses négatives. Pour Weber, le cluster doit encore faire ses preuves : « En principe, un cluster peut marcher, mais pour le moment il est encore trop tôt pour savoir quel impact il aura. » S’y ajoute qu’il ne pourra pas détourner le regard des plus grands manquements de ces cinq dernières années, qui se situent dans le domaine des infrastructures. Ainsi, la promesse du gouvernement de créer de nouvelles Archives nationales n’est toujours pas réalisée, alors que l’état actuel des archives est catastrophique. Il en est de même dans le domaine de la protection des sites et monuments – un autre dossier épineux que personne ne semble vouloir toucher.
Bref, les constats dressés par la plateforme Forum Culture(s) ne sont pas nouveaux, mais ont le mérite de synthétiser en quelques pages tous les manquements de la politique culturelle à l’ère libérale. Et expliquent au passage que la caricature du ministère en tant que « ministère du champagne et des petits-fours » n’est peut-être pas si éloignée de la réalité que cela.