Bruno Tinel, maître de conférences à l’université Paris 1, sera l’invité d’Etika, ce vendredi, pour un lunch-débat à 12h15 à salle Rheinsheim à l’Altrimenti asbl – 5, avenue Marie-Thérèse, Luxembourg-ville.
woxx: Dans votre dernier livre, vous indiquez que la dette publique n’est pas un problème en soi. Comment justifier que l’État s’endette ?
Bruno Tinel: La dette publique, qui ne concerne pas uniquement l’État mais aussi les collectivités locales et les administrations de sécurité sociale, répond à une logique macroéconomique. Alors que jadis le souverain s’endettait plus ou moins sporadiquement pour faire la guerre, les deux derniers siècles ont été les témoins d’une banalisation et d’une standardisation des dettes publiques, à mesure que l’on a pris conscience du rôle fondamental des administrations publiques dans l’essor et le bien-être économique et social, et dans l’organisation de la finance elle-même. Ce furent tout d’abord les dépenses publiques en matière d’investissement qui furent considérées comme pouvant relever de l’endettement et non uniquement de l’impôt : contribuant à améliorer les conditions de production futures, les investissements publics ont été perçus assez tôt comme participant à l’accroissement du revenu national et, donc, aux revenus fiscaux supplémentaires, permettant de pourvoir ultérieurement à leur financement sur plusieurs périodes d’amortissement.
Mais il n’y a pas que les investisse ments…
Petit à petit, les économistes se sont aperçus que d’autres types de dépenses, comme celles relevant de la santé et de l’éducation, ont également des effets à long terme sur l’activité, car elles améliorent la qualité, et donc la productivité, de la main-d’œuvre. À court terme, plus l’économie est éloignée du plein emploi – et plus les taux d’intérêt sont bas -, plus une hausse de la dépense publique financée par l’endettement a des effets importants pour améliorer le niveau de l’activité.
La politique de désendettement mène à davantage d’endettement : cherchez l’erreur !
Ainsi, il est intéressant de mobiliser activement l’outil de la dette publique pour mener des politiques économiques contra-cycliques, en vue de maintenir un niveau d’emploi élevé. Réduire les impôts et augmenter les dépenses grâce à la dette en période de faible activité, et vice-versa en période d’activité plus forte. En somme, ce qui justifie l’endettement public, ce sont essentiellement deux choses : d’une part, l’utilité apportée par le patrimoine public que l’endettement a pu permettre de constituer au fil des décennies et, d’autre part, le contenu même de la politique économique qui fait intervenir l’endettement. Cette politique va-t-elle ou non dans le sens d’une amélioration des conditions d’existence pour le plus grand nombre ?
Mais ne nous raconte-t-on pas presque chaque jour qu’un État non endetté se porterait mieux ?
Il est illusoire de chercher à réduire l’endettement public sans s’interroger sur la trajectoire macroéconomique et le contenu de la politique économique qui l’a produit. Les problèmes que connaît la zone euro depuis 2011 résultent de la méconnaissance de ce principe : nos gouvernements, au nom du désendettement, pratiquent, avec certes plus ou moins d’intensité selon les pays, des politiques budgétaires et fiscales qui sont pro-cycliques. Résultat : l’activité ne repart pas et les recettes fiscales stagnent, ce qui nourrit une hausse progressive des ratios d’endettement. La politique de désendettement mène à davantage d’endettement : cherchez l’erreur ! Une relance budgétaire coordonnée, notamment pour investir dans la transition énergétique, est urgente, et il en résulterait au bout de quelques mois une réduction des ratios d’endettement. Il n’existe aucun État dans le monde moderne qui ne soit pas endetté. L’idée que la dette est mauvaise et qu’un monde sans dette serait un monde meilleur n’a pas de fondement. Dans nos économies modernes, la dette et la confiance qu’elle suppose sont même à l’origine de la monnaie : si tout le monde remboursait ses dettes en même temps, il n’y aurait plus de monnaie en circulation et nous ne pourrions même plus procéder à nos achats quotidiens !
Existe-t-il un endettement « soutenable », et comment pourrait-on le quantifier ?
La dette publique n’est pas réductible à l’investissement public, car sa dynamique est le résultat des trajectoires macroéconomiques et des choix de politique économique qui sont effectués par nos gouvernants. Pas plus qu’il n’existe un consensus parmi les économistes pour définir la taille optimale des administrations publiques, il n’existe de consensus pour définir un niveau optimal de dette à atteindre ou un seuil critique à ne pas dépasser. La dette publique est fondée sur l’impôt ; elle constitue une anticipation sur les revenus attendus de l’impôt. Tant que les prêteurs ont confiance, c’est-à-dire qu’ils pensent que l’État-emprunteur est capable de prélever l’impôt efficacement pour payer les intérêts de ses emprunts, celui-ci sera en mesure d’émettre de nouveaux titres de dette.
La soutenabilité est donc avant tout affaire de confiance, mais elle s’enracine dans le monde réel.
Si, à tort ou à raison, les prêteurs perdent confiance dans l’emprunteur public, celui-ci sera vite confronté à une hausse vertigineuse de ses taux emprunteurs, ce qui ne lui permettra plus d’émettre de nouveaux titres de dette – à moins que la Banque centrale ne vole à son secours. La soutenabilité est donc avant tout affaire de confiance, mais elle s’enracine dans le monde réel : il est donc fondamental que les décisions de politique économique aient du sens et ne conduisent pas à des déséquilibres cumulatifs.
Les États, ne se mettent-ils pas en concurrence, s’ils ont recours à un endettement de façon simultanée ?
Les taux d’intérêt en zone euro sont actuellement très bas. Ils sont même négatifs sur les échéances courtes pour plusieurs pays, ce qui signifie que les prêteurs sont très demandeurs de titres de dette publique : ils sont prêts à payer pour cela. Face à toute dette, il y a une créance. S’il y a beaucoup de dettes, c’est donc qu’il y a beaucoup de créances. Et si, en outre, les taux continuent à baisser, comme c’est encore le cas actuellement, c’est que les liquidités qui cherchent à se placer sur des actifs sûrs – comme les bons du Trésor – sont de plus en plus abondantes. Dans la situation de trappe à liquidités que nous connaissons actuellement, la dette publique est élevée parce que les agents économiques ont une stricte préférence pour la dette publique. Ils préfèrent épargner plutôt que de consommer et investir, car l’économie européenne s’enfonce dans la stagnation, en raison notamment des politiques de rigueur prônées à Bruxelles et ailleurs. Pour sortir de cette situation, il est vain de chercher à se désendetter préalablement, il vaut mieux au contraire suivre les signaux de prix envoyés par les marchés financiers : les taux sont historiquement bas, il faut donc consommer et investir. C’est aux gouvernements de donner l’exemple, en augmentant massivement les dépenses sur une période de temps suffisamment longue pour redonner confiance aux agents privés en les incitant, par la commande et l’emploi publics, à s’engager réellement dans la transition énergétique et sociale au lieu de demeurer dans l’incantation. Quand le secteur privé prendra vraiment au sérieux ce projet de société, le poids relatif de l’endettement public se réduira de lui-même.
Pourquoi certains États n’arrivent-ils plus à rembourser leur dette, est-ce qu’ils ont laissé filer les dépenses ?
La cause initiale de la hausse des ratios d’endettement dans les pays capitalistes avancés depuis trente ans, c’est la hausse du coût de l’emprunt qui a eu lieu au début des années 1980, suite au changement drastique de politique monétaire aux États-Unis en 1979. Cet élément a joué un rôle prépondérant jusqu’au milieu des années 1990. Ensuite, la hausse de l’endettement a été nourrie par les baisses d’impôts à répétition qui ont été accordées aux entreprises et aux ménages aisés jusqu’à une période récente. En Europe, l’absence d’harmonisation des prélèvements continue aujourd’hui à exacerber la concurrence fiscale. Ceci a déplacé la charge fiscale vers les autres ménages, sur fond de hausse des inégalités et de recul de la part des salaires. Enfin, aujourd’hui et en Europe, ce sont les politiques dites de « consolidation budgétaire » qui génèrent la hausse des ratios de dette publique. Les statistiques montrent qu’aucun de ces pays n’a laissé filer ses dépenses, lesquelles sont en nette décélération, voire en diminution, depuis plusieurs décennies.
En Europe, l’absence d’harmonisation des prélèvements continue aujourd’hui à exacerber la concurrence fiscale.
Il ne s’agit donc pas simplement d’une mauvaise gestion ?
Certes, il peut arriver que les finances publiques soient mal gérées, mais la plupart du temps ce sont d’autres éléments qui entrent en ligne de compte pour expliquer un défaut de paiement de la part de l’emprunteur public. Bien souvent, un État qui ne parvient pas à assumer sa dette publique a emprunté dans une autre monnaie, dont la valeur s’apprécie par rapport à la monnaie nationale, ce qui rend la dette peu à peu insoutenable : ce fut le cas de la crise de la dette des pays du Tiers Monde au début des années 1980, mais aussi de l’Argentine au début des années 2000. Ils étaient endettés en dollars pour l’essentiel. Dans le cas de la zone euro, les pays qui ont connu des difficultés sur leur dette publique sont également ceux qui souffrent d’une surévaluation de l’euro au regard de leurs besoins internes. C’est un peu comme si l’euro n’était pas complètement leur monnaie. Ce problème vient du fait que, contrairement à ce qui était espéré par ses promoteurs, l’euro n’a pas donné lieu à une convergence réelle des économies, mais à un renforcement des écarts. Soit les pays de la zone euro sont capables d’inventer les institutions et les mécanismes de transferts à même de faire converger leurs économies « par le haut », soit l’euro continuera à appauvrir ses territoires les moins avancés, ce qui finira par avoir des conséquences extrêmement graves.
Bruno Tinel est maître de conférences habilité à diriger des recherches en économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a contribué à la rédaction de l’ouvrage collectif « À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? Manifeste pour une économie pluraliste ». Il a aussi publié récemment « Dette publique : sortir du catastrophisme ». Sous le titre « Vive la dette publique ! » Etika organise une une conférence-débat avec Bruno Tinel ce vendredi, 30 septembre à 12h15 à salle Rheinsheim à l’Altrimenti asbl – 5, avenue Marie-Thérèse, Luxembourg-ville. Son dernier ouvrage sera proposé en dédicace à l’issue de la conférence.
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