Commandée par le Fonds Kirchberg, l’exposition du même nom a lieu en ce moment au Luca. Rencontre avec le photographe luxembourgeois Yvon Lambert.
Solitaire sous le soleil préestival brûlant, le Carré Rotondes, anciennement lieu culturel bouillonnant, attend que les bulldozers accomplissent un jour leur œuvre de destruction. Dans le bâtiment du Luca à côté, à l’ombre et bien tempéré, Yvon Lambert attend les visiteurs dans son exposition. Cet après-midi-là, un visiteur s’est rendu dans les halls du Luxembourg Center for Architecture et a pu profiter d’un entretien exclusif avec l’artiste.
C’est qu’il est plutôt accueillant, Yvon Lambert. Le photographe, qui vit de sa profession depuis 35 ans, est un globe-trotter : ses travaux les plus connus sont consacrés à Naples et à l’île de Cuba. Alors pourquoi le Luxembourg, et surtout pourquoi le Kirchberg, ce lieu stérile à l’architecture aussi monstrueuse que désordonnée ? « C’est une commande », répond-il, mais pas pour se dédouaner de son travail. Tout au contraire, en expliquant son immersion dans ce quartier, qu’il connaissait mal avant, on remarque toute sa passion pour son métier.
Et qui connaît le Kirchberg sait qu’il n’est pas aisé de s’y plonger : au-delà de l’axe principal, l’avenue Kennedy, les recoins sont nombreux et on risque un peu de s’y perdre. Mais Yvon Lambert a réussi à capturer les moments insolites que produit ce quartier machine à fric. Comme ces touristes assoupis sur un banc dans une zone verte, avec l’immanquable panneau « Chantier » devant une pelouse où… il n’y a pas de travaux en cours. Mais ce ne sont pas que des chantiers qu’on retrouve dans cette exposition, Lambert ayant arrêté sa mission avant que la construction du tramway ne commence.
Anonymat et vitesse
Il y a aussi les gens : les banquiers bien sûr, mais aussi le personnel de sécurité, les ouvriers ou des jeunes en quête d’un peu de divertissement dans les temples de la consommation. Au lieu de leur tirer le portrait, Yvon Lambert les a photographiés souvent à leur insu, travaillant presque en cachette. Ce qui donne un beau cliché d’un employé qui ne remarque peut-être pas encore que sa cravate a été soulevée par un coup de vent, ou d’un de ces ouvriers concentrés qui ignorent l’œil du photographe qui les guette. Si on regarde bien, ce dernier s’est aussi éternisé en tant qu’ombre sur une image forcément prise à contre-jour. Il y a beaucoup de furtivité, voire de dynamisme dans les photos prises au Kirchberg, illustrant ainsi une des essences de ce quartier impersonnel : parce que l’endroit n’est pas vraiment accueillant, mais essentiellement un lieu de travail, donc de non-vie sociale, tout doit aller très, très vite.
Travaillant uniquement en analogique, le photographe propose des images qui ont aussi un certain grain, lequel contraste avec l’activité haletante du Kirchberg. « Je n’ai jamais touché au numérique », explique Yvon Lambert. « J’ai mes deux appareils et quelques objectifs, rien de plus. » Des appareils qui ont aussi dérangé souvent, d’ailleurs : « Dès que je m’approchais d’un bâtiment, cela ne durait pas longtemps avant qu’un type de la sécurité se pointe pour me dire qu’il était interdit de photographier le bâtiment, à cause des droits d’auteur de l’architecte », raconte-t-il. Ce qui ne l’a pas empêché de prendre en images quelques-unes des prouesses architecturales du Kirchberg (sans le Mudam, « une coïncidence » selon lui), vu que c’était le Fonds Kirchberg lui-même qui avait commandé les photos. Que ces œuvres soient justement exposées au centre d’architecture n’est certainement pas sans une pointe d’ironie.
« Il n’y avait pas de galerie ou d’institution au Kirchberg qui voulait accueillir les photos, alors on l’a fait ici », constate Lambert. D’ailleurs, les institutions financières n’ont pas été très accueillantes avec le photographe mandaté par le fonds : « La Banque européenne d’investissement et la Cour de justice de l’Union européenne sont les deux seules à m’avoir ouvert leurs portes, toutes les autres ont refusé que je m’y rende. » Mais du moins, il a pu se faufiler dans l’hypermarché Auchan pour un cliché très réussi – on y voit justement l’agent de sécurité descendant un escalier en trombe pour se précipiter sur le photographe afin de lui signaler d’arrêter de prendre des photos. Des avertissements qui n’ont pas impressionné Yvon Lambert, « street photographer » aguerri. La plupart des personnes sur ses photos n’ont pas donné leur consentement : « Si je leur disais que j’étais là pour faire des photos qui atterriront dans une exposition, leur attitude changerait, et surtout l’authenticité des scènes serait ruinée », explique-t-il en s’appuyant sur le droit de chaque personne de prendre les clichés qu’il veut.
Mais il n’y a pas que des gens qui ont attiré l’attention du photographe : certains clichés s’en passent totalement, et c’est tant mieux, comme cette structure en bois qui dépasse une rangée d’arbres, comme une griffe de l’urbanisation qui s’approprie peu à peu les derniers mètres carrés encore disponibles au Kirchberg. Ou ces jardinets qu’on devine condamnés eux aussi. Dans la catégorie des inanimés, il y a aussi quelques belles images d’intérieur comme dans les cafétérias des institutions qui ont bien voulu accueillir l’œil du photographe. Surtout dans la Banque européenne d’investissement, qui, grâce à sa structure en verre et en métal, devient quasi transparente quand il fait beau : « Ce qui est drôle, c’est que certains bureaux baissent les stores dès qu’il y a un rayon de soleil, alors que c’est tout de même justement là le bonheur de travailler dans de telles bâtisses », remarque Lambert.
Photographe de rue aguerri
L’anonymat, la vitesse, le tout combiné à une orgie architecturale de dimensions pharaoniques, tout cela fait du travail d’Yvon Lambert sur le Kirchberg un portrait réaliste. Pas surprenant certes, mais fidèle au quotidien des personnes qui le peuplent de jour.
Si Lambert semble satisfait de son travail et de sa commande, ce n’est tout de même pas parce qu’il se sentirait pleinement intégré à la scène culturelle luxembourgeoise. L’Eschois un peu taciturne mais toujours prêt à aller à la rencontre de l’autre ne se sent pas à l’aise dans les réseaux et les relais de la scène locale. « Je n’y participe que si on me le demande, et encore, j’ai toujours mes conditions, qui ne sont pas extraordinaires mais qui correspondent aux standards internationaux », met-il en avant. C’est une expérience un peu douloureuse qu’il a faite l’année dernière qui fait douter Lambert de la compétence de certains acteurs culturels. Car il a été un des photographes choisis pour représenter le Luxembourg à Arles dans le cadre de « Lët’z Arles » aux Rencontres internationales. Cet épisode dont le woxx avait déjà rendu compte a été marqué par plusieurs gros couacs, et Lambert n’a pas été épargné : « Quand j’ai compris qu’ils allaient accrocher des retirages numériques de mes photographies, j’ai été déjà assez choqué », rapporte-t-il. « Mais lorsque j’ai vu que l’organisation n’avait même pas prévu de budget sérieux pour les séjours des artistes, j’ai refusé de m’y rendre. » Il faut ajouter qu’Yvon Lambert était le seul des quinze artistes luxembourgeois qui n’a pas séjourné à Arles pour l’exposition, s’épargnant ainsi les mésaventures de ses congénères sur place.
C’est peut-être son expérience ou son caractère solitaire et parfois contestataire – il fut aussi des rangs du comité contre le projet Heller à Esch en 2007 – qui l’ont mené là où il est aujourd’hui. Mais force est de constater qu’avec Yvon Lambert, le pays a un photographe d’envergure internationale qui sait très bien se débrouiller sans la « Schickeria » locale, et aussi sans nation branding.
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