Ravagée par une tempête en septembre dernier, la ville de l‘est libyen est aujourd‘hui en chantier. Mais elle n‘est pas la seule. Un grand mouvement de reconstruction a été lancé par un fils du maréchal Haftar.
« C’est mieux qu’avant la tempête », se réjouit Wissam, un habitant de Derna, ville de l’est libyen dévastée par la tempête Daniel en septembre dernier. En cette mi-juin, il est venu profiter de l’air frais de la fin de journée, avec ses enfants, au parc de la rue des Jardins. Les deux petits de moins de 10 ans courent d’une balançoire au toboggan, ou au château gonflable… « Nous n’avions jamais vu ça en Libye avant », sourit leur père qui apprécie aussi la propreté du lieu : « Tout cela, c’est grâce au fonds de reconstruction de Belkasem Haftar. »
Crée en janvier, le Fonds de développement et de reconstruction de la Libye, dirigé par un des six fils du maréchal Haftar, homme fort de l’est libyen, est en charge des chantiers à Derna. Mais pas seulement. Le fonds travaille dans une vingtaine de villes libyennes, rénovant les bâtiments abîmés par la tempête Daniel et par les différents conflits qui ont eu lieu depuis la révolution de 2011. Il relance également les projets qui avaient été arrêtés sous le régime de Mouammar Kadhafi pour cause de corruption.
Derna marginalisée
Tempête, guerre et chantiers abandonnés : Derna a connu toutes ces catastrophes. Dans la nuit du 10 au 11 septembre 2023, les pluies diluviennes de la tempête Daniel ont eu raison des deux barrages situés en amont de la ville côtière de 100.000 habitants. Des millions de mètres cubes d’eau ont emporté des pans entiers d‘immeubles le long de la rivière Derna qui traverse le centre-ville pour se jeter dans la Méditerranée. Le bilan officiel est de 4.557 morts, 4.227 disparus et 7.000 familles déplacées. Quelques jours après le drame, les habitant·es avaient manifesté leur colère face à l’incurie des autorités et aux négligences dans l’entretien des infrastructures. Les autorités avaient demandé aux journalistes de quitter la ville et le réseau téléphonique avait été coupé.
Derna a longtemps été oubliée. Foyer de contestation au régime de Mouammar Kadhafi (1969-2011), la cité à tendance conservatrice est devenue le premier fief en Afrique du Nord du Groupe État islamique (EI) en 2014. L’EI en a été chassé un an plus tard par un groupe islamiste concurrent. De 2018 à 2019, Derna est ensuite le théâtre d’une guerre entre ce groupe et les forces du maréchal Haftar qui en ont finalement pris le contrôle. Mais la ville, considérée comme le berceau du jihadisme libyen, reste marginalisée.
Un temps révolu, veulent croire les habitant·es. Au parc de la rue des Jardins, les cris des enfants résonnent. Les plus grands jouent au foot. Rajab, 15 ans, hurle après ses camarades pour qu’ils lui envoient le ballon. Ils sont une dizaine de jeunes, aux maillots bigarrés, à jouer au foot dans le city stade flambant neuf. « Nous avons perdu notre maison, nous habitions au centre-ville », explique Rajab. « On habite maintenant chez mon oncle. Mais, Dieu merci, Derna va bien maintenant. Nous n’avions pas de terrain comme celui-ci pour jouer avant ! »
« Les gens profitent »
Mohamed Nasser, lui, se frotte les mains. Le fond de reconstruction lui a confié la gestion du café la Renaissance, au milieu du parc, en compensation de sa buvette détruite par la tempête. Le jeune homme de 25 ans a augmenté ses recettes de 60 % : « L’atmosphère a changé à Derna. Les gens sont plus heureux, ils profitent de la vie et sont contents de boire un café ou des jus pendant que leurs enfants jouent. Je ne me serais jamais attendu à de tels changements si rapides. »
Partout dans la ville, le vrombissement des engins se fait entendre. L’entrée ouest, descendant le long d‘une colline, est élargie, les routes du centre-ville sont refaites, l’iconique mosquée Al-Sahaba au toit doré – l’un des rares bâtiments proche de la rivière encore debout – est rénovée, les travaux d’une clinique ont repris. 155 chantiers sont en cours dans la ville.
Dans la rivière asséchée, élargie de 73 à 280 mètres par la tempête, tractopelles et tombereaux s’activent pour nettoyer les restes du drame. Plus haut, la construction de différents ponts, reliant les deux parties de la ville a débuté.
Les chantiers sont si nombreux qu’Elyas Angudi, chef de projet sur le chantier de l’université, a rencontré des difficultés : « Nous avons peiné à trouver le matériel nécessaire. La demande est très forte actuellement avec tous les travaux. Le fonds de reconstruction nous a soutenu en facilitant les importations et en donnant la consigne de donner la priorité aux entreprises qui travaillent à Derna. »
L’agrandissement et la modernisation de l’université de Derna est un vieux projet qui aurait dû voir le jour avant la révolution de 2011. Dans les années 2005-2008, après la levée des sanctions internationales coïncidant avec la montée des prix du pétrole, la Libye s’est retrouvée dans une période exceptionnellement prospère. Le régime Kadhafi a alors lancé des projets pour des dizaines de milliards d‘euros, sous la supervision de l’Organisation pour le développement des centres administratifs (ODAC), dirigée alors par Ali Dbeibah, cousin et beau-frère de l’actuel premier ministre, basé à Tripoli et reconnu par la communauté internationale, Abdelhamid Dbeibah.
Tenir les promesses
« Tout était si anormalement lent que beaucoup de projets étaient enlisés ou à l’arrêt avant la révolution de février 2011. Dès janvier de cette année-là, il y a d’ailleurs eu des sit-in dans les chantiers qui n’avançaient plus », explique Jalel Harchaoui, chercheur associé auprès de l’institut britannique Royal United Services. Il note que « les prix de ces projets, à l’époque, étaient plutôt réalistes mais ils étaient rarement finis car 30 %, parfois davantage, disparaissaient souvent en pot-de-vin ». C’est le cas d’un quartier entier, à l’entrée ouest de Derna. Ce projet de construction de 2000 appartements par des entreprises chinoise et coréenne prenait la forme de squelettes de béton abandonnés depuis 2009. Le chantier est reparti il y a quelques mois avec des compagnies principalement égyptiennes et libyennes. Ces appartements de 200 mètres carrés seront entièrement meublés et équipés pour être donnés, en décembre, à une partie des quelques 7.000 familles dernaouies ayant perdu leur logement pendant la tempête. « Aujourd’hui, il y a une véritable volonté du fonds de reconstruction de se démarquer. Ils veulent faire passer le message : nous faisons des promesses et nous les tenons », remarque Jalel Harchaoui.
Les résultats doivent être visibles rapidement. « Il y a une clause dans chaque contrat pour obliger au respect des délais. Certaines entreprises doivent travailler nuits et jours », explique Ageila Elabbar, chef du département de coopération international du fonds de développement et de reconstruction et bras droit de Belkasem Haftar. L’ancien diplomate affirme que cinq entreprises ont été renvoyées à cause de leur lenteur. Face à cette efficacité, certaines municipalités de Tripolitaine (ouest) contactent le fonds pour lui demander de l’aide, alors qu’elles se trouvent sur le territoire du gouvernement concurrent de Dbeibah.
La diplomatie de béton
« C’est la stratégie du roi Idriss 1er (1951-1969). Il régnait sur la Cyrénaïque et, à la faveur de la découverte du pétrole sur le territoire en 1959, il a développé la région et attiré ainsi la Tripolitaine sous son influence pour unifier le pays et supprimer le fédéralisme en 1963 », rappelle un journaliste local. En 2019, le maréchal Haftar avait lancé une offensive pour prendre le contrôle de Tripoli. Il avait dû reculer un an plus tard face à la résistance des milices de la capitale, soutenues notamment par la Turquie. La « diplomatie du béton » pourrait lui permettre d’obtenir ce qu’il n’a pas pris par les armes.
Le financement du fonds de reconstruction reste cependant trouble à cause des divisions politiques. La communauté internationale reconnaît le gouvernement basé dans la capitale Tripoli, mais aussi le parlement, basé à Benghazi, qui a nommé un gouvernement parallèle. La Banque centrale, qui détient les revenus du pétrole, est officiellement unie mais son siège est à Tripoli. Belkasem Haftar assure : « Dans la loi des finances libyenne, il y a un budget dédié au développement, c’est le chapitre 3 (qui sert également au paiement des fonctionnaires et au financement des structures éducatives et sanitaires, ndlr). Il s’établit entre 18 et 22 milliards de dinars libyens (3,4 à 4,2 milliards d’euros) par an. Jusqu’ici, cet argent était dépensé sans aucun changement visible sur le terrain. Actuellement, le budget de l’État 2024 n’a pas encore été voté. Pour Benghazi et les autres villes, nous utilisons le budget de développement reçu l’année dernière. Pour Derna, une allocation spéciale de 10 milliards de dinars (1,9 milliard d’euros) a été décidée et nous l’avons reçue. »
Wolfram Lacher, chercheur à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (Stiftung Wissenschaft und Politik), n’est pas convaincu : « Le financement du fonds de développement et de reconstruction de la Libye est entouré d’une opacité totale, qui est d’ailleurs voulue et inscrite dans la loi. Il n’y a pas de surveillance de la Cours des comptes. Le fonds dit être financé par le chapitre 3 du budget, mais pour l’instant, la Banque centrale nie, officiellement, tout versement. »
L’argent coule de toute façon à flot en Libye, premier producteur de pétrole en Afrique. Mais les trafics vont également bon train : essence, drogue, migrant·es et même billets de 50 dinars (9 euros) imprimés à tout-va en Russie entre 2016 et 2020 et probablement ensuite dans l’est libyen. La Banque centrale Libyenne organise actuellement le retrait de ces faux billets, qui circulent en grand nombre, mais les autorités de l’est semblent continuer à les utiliser. Un observateur estime qu’ils pourraient être écoulés dans les compensations données aux victimes de la tempête Daniel. Les autorités de l’est ont effectivement promis 100.000 dinars libyens (19.044 euros) aux familles ayant perdu un·e proche.
« Nous aiderons tout le monde »
Mais finalement, cela importe peu à la population. « Ce qui compte, c’est que la ville se modernise », estime Islam Al Mounatasser. Le quadragénaire tient un magasin de parfums flambant neuf devant le parc de la rue des Jardins. Sourire aux lèvres, il raconte : « Après la tempête, Derna était un trou noir. Nous avons passé 100 jours sans électricité. J’ai quitté la ville, mais la communauté a demandé aux commerçants de rentrer. Quand je suis revenu, deux mois plus tard, j’étais surpris. » Le fonds s’est occupé de remettre en état le bâtiment. Islam Al Mounatasser a réaménagé l’intérieur. Il devrait, lui aussi, toucher prochainement 100.000 dinars d’indemnités. « Je suis extrêmement reconnaissant envers l’armée, Belkasem Haftar et le commandant général Khalifa Haftar. La reconstruction qu’ils font se sent sur le commerce. Les affaires sont meilleures qu’avant », se réjouit le père de famille dont le premier enfant est né le jour de la tempête.
Asma Bodaheb, de l’association « Une ambition », qui vise à développer l’art chez les plus jeunes, est également ravie : « Avant la tempête, il était difficile d’organiser des événements, car les démarches administratives étaient longues. Maintenant, quoi que nous demandions, nous l’obtenons. » Voulu ou non, la reconstruction est devenue une stratégie politique. Le clan Haftar renforce sa popularité auprès de la population locale. Les visites de délégations étrangères, attirées par le marché juteux, se multiplient. Et surtout, les villes de l’ouest libyen, sous l’influence du gouvernement de Tripoli, concurrent de celui de Benghazi, font appel au fonds de développement. « Le développement en cours en Libye rapprochera les Libyens. La population a perdu confiance dans les gouvernements car ils sont en conflits et n‘offrent aucun service », estime Belkasem Haftar qui promet : « Nous aiderons tout le monde. »