Réfugié-e-s : À l’intérieur du centre fermé


Le réseau international d’expatriés InterNations a organisé en octobre une action de soutien dans le centre de rétention du Findel, au cours de laquelle ses membres ont pu jouer au football et partager un gâteau avec des détenus. Antoine Cassar y était. Il partage son expérience dans cette lettre.

Le centre de rétention vu de l’extérieur. (Photo : Antoine Cassar)

Le centre de rétention vu de l’extérieur. (Photo : Antoine Cassar)

Dimanche 4 octobre 2015

Chère S.,

Je reviens à l’instant du centre de rétention. L’activité « football et cuisine » organisée par InterNations a été un véritable succès. J’ai beaucoup ri et j’ai appris énormément, bien que je sois parti triste, peinant à dissimuler ma colère. Je ne pense pas avoir offert beaucoup de joie ou de réconfort, mais au moins les personnes à qui j’ai parlé savent maintenant qu’il existe des gens au Luxembourg qui contestent le traitement qui leur est réservé. Finalement, je n’ai pas utilisé le sifflet pendant le match, mais j’y reviendrai. Je te suis néanmoins reconnaissant d’avoir passé deux heures à en trouver un sous une pluie battante hier !
Après l’interminable procédure de vérification et d’inventaire de tous les ustensiles de cuisine et ingrédients que nous avions apportés, le responsable de la sécurité nous a affectés, trois autres volontaires et moi, à une des quatre « unités ». Elle se composait de dix jeunes gens venus du Nigéria, du Maroc, d’Algérie, du Mali, du Sénégal, du Monténégro, du Soudan du Sud et du Kosovo. Ma première impression a été à la fois bizarre et familière : la blancheur clinique des murs et la grande fenêtre donnant sur une cour pavée un rien claustrophobe m’ont rappelé mes années d’internat en Angleterre. Les premiers que

j’ai rencontrés ont été Paul et Michael*, du Biafra, une région séparatiste dans le sud-est du Nigéria. Leur langue maternelle est l’igbo, mais ils s’exprimaient clairement en anglais également. Ils étaient plongés dans un jeu de cartes. Paul avait l’air plutôt déprimé et tentait d’exprimer ses sentiments à travers les cartes, en battant sans cesse son jeu. Michael m’a dit, avec une rage contenue, qu’il avait vécu en Grèce pendant quatre ans et qu’il y était satisfait, mais qu’il s’était senti forcé de partir après le vol de ses documents d’asile. Tous les deux attendent de savoir quand ils seront renvoyés au Nigéria et s’inquiètent de savoir ce qu’il adviendra d’eux à leur arrivée.
Alors que les deux jeunes femmes luxembourgeoises commençaient à préparer le gâteau, un garde nous a conduits, Shams – un volontaire franco-tunisien – et moi au « terrain » de football, le long d’un couloir étroit, à travers la bibliothèque. Celle-ci m’a semblé bien fournie, mais je n’ai malheureusement pas eu le temps d’y jeter un coup d’œil. Une fois dehors, il nous a fait traverser trois ou quatre petits sas en déverrouillant à chaque fois la serrure au moyen d’un énorme jeu de clés, jusqu’à ce que nous atteignions la cage de football à 5. Le match avait déjà commencé. Trois gardes surveillaient depuis une cage sur le côté, quelques spectateurs africains regardaient depuis une autre, et bien sûr pas mal de caméras filmaient le tout – évidemment pas pour la télévision ou rejouer les buts au ralenti… Tu te souviens de ce que disait le directeur du centre, lorsqu’il évoquait son métier en termes de « directeur d’hôtel » servant des « clients » plutôt que de « directeur de prison » enfermant des « prisonniers » ? Appelons ça « Hotel Panopticon ». En comparaison, mon pensionnat était un paradis.
En fait, les « clients » jouent au football à 5 tous les dimanches matin, sans arbitre. Honnêtement, je me sentais plutôt déplacé avec mon sifflet ! Une des équipes était composée de trois Maghrébins et d’un Monténégrin (je ne l’ai appris que plus tard, ses coéquipiers l’appelant sans cesse « Albanizi, Albanizi »). Quelle chose étrange que certains de ses compatriotes d’ex-Yougoslavie se retrouvent aujourd’hui au Luxembourg pour traduire les directives en matière de migrations de l’Union européenne… J’ai été pris comme gardien dans l’autre équipe, Black Africa. Les opposants semblaient bien s’entendre, du moins au début. Le match était agréable. Au départ, j’ai été gêné par les caméras, ces accusatrices permanentes qui te reprochent d’exister, mais j’ai finalement réussi à me concentrer sur le ballon. La tension est peu à peu montée, d’autant qu’un des joueurs marocains essayait d’enfreindre les règles en permanence ; il n’était agréable ni avec les joueurs noirs ni avec ses propres coéquipiers. Zeljko, le Monténégrin, jouait intelligemment mais se voyait toujours reprocher les erreurs des autres. Ali, un Malien, était notre maître à jouer et Joseph, un Sénégalais, notre attaquant agile et vif. Lorsque je suis entré, nous perdions 3-5. J’ai laissé passer un but bêtement, puis j’ai reçu un coup involontaire au genou. Mais j’ai continué à jouer et, à la fin, nous avons réussi à revenir à 9-9.
C’est là que j’ai fait un arrêt sur un tir puissant qui m’a heurté la main. J’ai dû me résoudre à quitter le terrain pour le dernier quart d’heure. Comme les désaccords devenaient plus fréquents, Mahmoud, un autre Marocain très sympa, m’a demandé d’arbitrer de la touche. Je n’ai pas utilisé le sifflet, ça aurait eu l’air un peu enfantin. Mais merci de l’avoir trouvé, ça m’a mis dans l’esprit. J’ai cru un moment que ma main était foulée et j’ai eu peur de ne plus pouvoir écrire… Mon poignet me fait encore un peu mal, mais ça va aller. Paul et Michael regardaient le match d’une cage adjacente. J’ai essayé de désamorcer la tension dans l’air et ma douleur en leur disant que j’aurais préféré que le ballon me touche dans une partie plus intime… J’ai besoin de ma main, mais de l’autre partie beaucoup moins ! Ils n’ont pas eu l’air d’être d’accord, mais soit.

« Tu te souviens de ce que disait le directeur du centre, lorsqu’il évoquait son métier en termes de ‘directeur d’hôtel’ plutôt que de ‘directeur de prison’ ? »

J’avais vraiment envie que mon équipe Black Africa gagne, même si j’ai essayé d’être un arbitre impartial. Nous avons finalement perdu 9-12. Le match a été arrêté en avance : Paul se moquait du joueur marocain qui enfreignait les règles et celui-ci a craché dans sa direction à travers le grillage. Les joueurs de Black Africa ont décidé à ce moment de ne pas continuer. C’était dommage de terminer ainsi au lieu d’échanger des poignées de main. Mais, quelques minutes plus tard, nous étions installés dans la cuisine pour manger le gâteau et nous étions à nouveau amis. Quel meilleur moyen de faire la paix qu’autour de quelque chose de sucré ? Michael m’a montré sa chambre : 7,73 mètres carrés, propre mais sombre, une petite fenêtre, une télévision et une cuvette de W.-C. en métal près du lit. La porte métallique est verrouillée par les gardes tard le soir et rouverte le matin. Je me suis imaginé comment ton ami Amadou s’était senti, passant des cours à l’université à une telle cabine oppressante, puis menacé de déportation… Lorsqu’on ouvre la fenêtre, on peut entendre les avions décoller et atterrir de l’aéroport tout proche.
Je me suis ensuite rendu dans la chambre de Mahmoud et nous sommes allés fumer une cigarette avec Fahredin, le Kosovar. On leur a pris les premières empreintes digitales en Allemagne, et demain ils seront conduits à la frontière allemande et relâchés, ce qui les rendait optimistes. L’histoire de Mahmoud est très intéressante. Il vit en dehors du Maroc depuis plus de dix ans, principalement à Stockholm, maintenant à Liège. Il a des papiers pour habiter en Allemagne, mais il a résidé « irrégulièrement » dans d’autres endroits en Italie et en Suisse. Y a-t-il plus européen que lui ? Il y a trois semaines, il a pris le train à Liège pour aller visiter son frère à Strasbourg. Le train passe par Luxembourg, et Mahmoud y a été arrêté puis conduit au centre de rétention. Absurde ! Un garçon charmant et intelligent réduit à l’état de criminel par un quelconque agent mobile de contrôle des frontières.
J’ai ensuite parlé au voisin de Mahmoud, Houari, qui vient d’Algérie. À 42 ans, il est plus vieux que les autres. Il me rappelle vraiment un ami maltais qui travaille ici à la Cour de justice de l’Union européenne : même yeux, mêmes lunettes, même barbe, même forme de visage. Houari est au centre depuis trois mois, si j’ai bien compris, mais j’ai eu du mal à le suivre… Il parlait extrêmement rapidement, dans un italien qui paraissait parfait mais très nerveusement. On voit bien que sa santé mentale est affectée et qu’il a un besoin désespéré de communiquer. Il m’a parlé d’un « laissez-passer » que ni les autorités luxembourgeoises ni les autorités algériennes ne veulent lui délivrer, alors que sa femme l’attend à Alger. J’aurais voulu lui demander de répéter plus lentement, mais deux vigiles sont arrivés pour indiquer qu’il était temps de partir. Ils étaient froidement polis, même si plus amènes que mes professeurs à l’internat, je dois l’admettre. Même s’ils semblaient « gentils » avec les prisonniers, on sentait toujours une atmosphère d’autorité diffuse. J’ai dû me séparer de Houari et de son histoire et les suivre, en essayant de ne pas regarder avec colère l’insigne sur leur uniforme. C’est celui d’une entreprise de sécurité britannique dont l’action grimpe à chaque personne détenue ou déportée d’un centre comme celui du Findel. J’ai distribué quelques antipasseports (woxx 1333), j’en ai laissé aussi pour la bibliothèque et puis j’ai dit au revoir et bon courage et je suis parti avec les autres volontaires, le cœur lourd.
Il y avait beaucoup de violence raciste dans l’internat où j’ai étudié, et il m’a fallu des années pour m’en remettre. Dans la prison du Findel (le terme « centre fermé » est plus une insulte à l’intelligence qu’un euphémisme), les sévices ne sont certes pas physiques, mais revêtent un caractère institutionnel et psychologique qui les rend bien plus brutaux. J’en ai vu le résultat sur les visages de Paul et surtout de Houari. J’espère qu’ils reçoivent un soutien psychologique, même s’il doit être difficile pour eux de faire confiance à quelqu’un dans un tel contexte d’enfermement et d’humiliation. Je suis reconnaissant à InterNations d’avoir organisé cet événement et de m’avoir permis d’y participer. N’y a-t-il pas une certaine ironie que des « expats » se montrent solidaires d’« immigrants » ? Je déteste cette distinction et je ne la comprends pas bien. C’est un mélange de race, de classe et de bureaucratie arbitraire. Notre visite a-t-elle servi à quelque chose aujourd’hui ? J’ai eu le sentiment de descendre du haut de la pyramide capitaliste mondiale, de dire bonjour tout en bas et de m’en retourner au sommet.
Merci encore pour le sifflet et pour ton soutien. J’espère que ton ami Amadou est en sécurité et se porte bien, où qu’il soit en ce moment. Et j’espère le rencontrer encore une fois à Luxembourg, sans passer par le centre de rétention !

Je t‘embrasse,

Antoine

Tous les noms ont été changés.

Le centre fermé, prison pour migrants ?

(da) – Le centre de rétention au Findel a « fêté » ses quatre ans d’existence, récemment. Conçu pour mettre fin à l’enfermement de migrants en attente d’expulsion dans la prison de Schrassig, au fameux bloc P2, il a, dès ses débuts, suscité critiques et préoccupations de la part des associations de défense des droits humains. Si l’administration du centre fermé souligne son approche bienveillante, pour ses pourfendeurs, il ne s’agit de rien d’autre que d’une prison pour migrants. Ils s’expriment en faveur d’un « accompagnement en milieu ouvert » plutôt que d’un placement en rétention. De son côté, le gouvernement avait annoncé, dans son accord de coalition, vouloir s’orienter plus vers les alternatives à la rétention, notamment les « maisons de retour ». Pour l’instant, aucune annonce allant dans ce sens n’a été faite.


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