Dans notre petite série sur la scène littéraire luxembourgeoise en pleine ébullition, nous présentons cette semaine Jérôme Jaminet, un personnage qui s’est fait incontournable dans le biotope actuel.
Jérôme Jaminet sait anticiper. À la question : « Il était comment Dieu quand il t’a dicté ses Dix Commandements littéraires ? », il n’essaie pas d’esquiver. Car il sait pertinemment qu’avec ses deux contributions dans le mensuel forum (« Klasse für die Masse – Zehn literaturkritische Gebote » – dans les numéros 363 et 364), il ne s’est pas uniquement fait des amis. « Je voulais simplement développer une esquisse, donner une idée de ce que la critique littéraire au Luxembourg pourrait et devrait être. »
Si une chose est sûre, c’est que Jaminet est le contraire d’un défaitiste. Son idéalisme, qu’il dispense avec grand enthousiasme, en a déjà agacé certains sur la scène littéraire. Quoiqu’il en soit conscient, cela ne l’arrête pas pour autant. « Je préfère avoir polarisé. Tant qu’on parle de littérature dans l’espace public, cela sert ma cause », explique-t-il. Et la cause littéraire est principale pour cet encore jeune homme à la fin de la trentaine.
Il n’est pas uniquement enseignant d’allemand au lycée, mais il anime encore à côté deux émissions de radio consacrées à la littérature. Le « Booklooker » sur Eldoradio en est la version populaire. Mais c’est aussi le commencement de son engagement pour la littérature, au-delà de sa profession et de ses propres ambitions d’écrivain (notons qu’il a tout de même publié un petit texte dans la première anthologie d’auteurs luxembourgeois des éditions Hydre). Une petite émission donc, diffusée une fois par mois et au cours de laquelle Jérôme Jaminet commente et surtout recommande un livre. Certes, le ton est adapté au (grand) public, mais à la question de savoir où se situe pour lui la frontière entre critique littéraire et promotion de l’industrie du livre, il n’hésite pas : « C’est difficile à dire de temps en temps, je l’admets. Mais pour moi ce n’est pas de la promotion tant que les éditeurs dont je recommande les bouquins ne me paient pas. Seule la station de radio me dédommage financièrement ; mais avec une si petite émission, je ne gagne pas grand-chose. »
Rendre la littérature plus sexy est donc la mission que s’est donnée le « Booklooker », ce qui ne le met pas à l’abri d’éventuelles contradictions : « Je me sens un peu déchiré entre deux mondes », admet-il. « D’un côté, il y a le monde élitaire et intellectuel de la haute littérature, et, de l’autre, celui de la littérature populaire. » En effet, la question est : tout livre est-il bon à lire ? Pour le moment, Jérôme Jaminet n’a pas encore trouvé de réponse adéquate. Ce qui ne l’empêche pas de revendiquer un objectif très ambitieux : « Les statistiques luxembourgeoises disent que pour les jeunes de 14 à 25 ans seuls 18 pour cent ont recours à la lecture, et cela ne dépasse en moyenne pas dix minutes par jour. Par mes actions, je veux qu’en 2020 ce chiffre atteigne au moins 20 pour cent et que le temps de lecture journalière augmente jusqu’à représenter 20 minutes. »
Engagé donc pour donner le goût de la lecture à des couches de la population dont la première préoccupation n’est pas le monde littéraire, Jérôme Jaminet est allé plus loin. En s’associant avec le quasi-monopoliste de la vente de livres au Luxembourg, Ernster, il a obtenu que les personnes qui achètent un des livres qu’il recommande – ce sont ceux sur lesquels figure un petit sticker à son effigie – obtiennent dix pour cent de remise.
Est-il allé trop loin ? « Je ne pense pas. Pour moi, c’est un moyen utile de guider les gens vers la lecture. Au moins on en parle. » Pourtant, il a un petit regret : « Dernièrement, une autre librairie m’a contacté pour savoir si elle aussi pourrait faire partie du programme ‘Booklooker’. Mais je ne peux pas sortir du deal que j’ai fait avec les librairies Ernster aussi facilement. Même si ces dernières ne sont pas totalement opposées à ce que leur concurrence profite de mon offre. Il est vrai que c’est une chose à laquelle je n’avais pas pensé avant de me lancer. »
Deux âmes habitent son sein
D’autant plus que certaines petites maisons d’édition ont du mal avec la grande chaîne de librairies, qui peut se permettre de peser sur les prix et de demander des marges qui réduisent leurs gains à une peau de chagrin. Mais, de toute façon, la sphère éditoriale du grand-duché ne pourrait pas subsister sans engagement bénévole – on est encore loin d’une professionnalisation similaire à celles du film ou de la musique.
Si le « Booklooker » en version radio et dans les rayons représente l’implantation plus populaire de Jérôme Jaminet – il veut, dit-il « une meilleure reproduction des élites, il faut que celles-ci s’élargissent pour qu’elles ne perdent pas contact avec la réalité » -, cela ne veut pas dire pour autant qu’il snobe les sphères plus élevées.
Tout au contraire : avec le « Literaturlabo », sur les ondes de la radio publique 100,7, il a créé sa version d’une de ses émissions préférées, « Das literarische Quartett » – format culte de la télévision publique allemande, célèbre pour ses nombreuses engueulades, notamment entre Marcel Reich-Ranicki et Sigrid Löffler. C’était du moins l’idée originielle. Entre-temps, le format a évolué vers des émissions plus thématiques, avec des invités, conduites par Jérôme Jaminet et la rédactrice culturelle de 100,7, Nathalie Bender.
« C’est un tout autre monde qu’Eldoradio bien sûr. Le format est plus long et on peut aller dans le fond des choses. Ce qui met aussi de la distance entre le contenu éditorial et d’éventuelles velléités commerciales. Pourtant, ce qui est dommage, c’est que le public soit automatiquement réduit », regrette-t-il. Si la radio publique ne lui permet pas – ou difficilement – de dépasser le cercle restreint des amoureux de la littérature, il y a encore une autre différence avec le monde de la radio commerciale : « C’est très difficile de négocier avec les participants de l’émission. Pour le ‘Booklooker’, je suis seul et j’ai les mains plus ou moins libres pour le contenu – sauf qu’on me fait remarquer quelquefois que j’utilise des mots que personne ne comprend », rigole-t-il. « Mais pour le ‘Literaturlabo’ je dois composer avec une équipe qui n’est pas toujours d’accord avec mes projets. »
Son dernier cheval de bataille est d’ailleurs de faire venir le célèbre critique littéraire allemand Denis Scheck (qui anime entre autres l’émission littéraire « Druckfrisch » sur la télévision publique allemande) au Luxembourg, et pourquoi pas au « Literaturlabo ». « Ce serait quand même une bonne idée que de faire lire des auteurs luxembourgeois à cette icône de la critique littéraire allemande. Cela nous ferait sortir de notre bulle », estime Jaminet. Pas sûr que tous les auteurs du cru l’entendent de la même oreille. S’il est vrai que la critique littéraire à l’intérieur du pays est certes rare et qu’il est difficile de séparer promotion de complaisance, copinage et « vraie » critique intellectuellement honnête, il n’est cependant pas rare que des critiques extérieurs regardent notre pays avec un brin de condescendance. Ce n’est pas un hasard si les auteurs luxembourgeois qui vivent de leur plume ont presque tous choisi l’exil.
Quoi qu’il en soit, Jérôme Jaminet est venu pour rester. Son implication et son engagement sont en train de le rendre incontournable. Ainsi, il vient de présider son premier jury – le prix de littérature de l’Union européenne, dont le volet luxembourgeois a été gagné par Gast Groeber -, et gageons que ce ne sera pas la dernière fois qu’il pourra lever ou baisser le pouce sur une œuvre. N’en déplaise à certains, Jérôme Jaminet est en train d’écrire un nouveau pan de l’histoire littéraire luxembourgeoise : le sien.