Technofascisme : Les fantasmes suprémacistes de la Silicon Valley

von | 19.12.2025

Les technofascistes « croient dans un monde blanc composé d’un peuple d’élite régnant sur le monde », explique Norman Ajari. Le philosophe franco-américain détaille, dans une interview au woxx, la naissance et l’idéologie de ce mouvement porté par les grands patrons californiens de la tech.

Donald Trump et Peter Thiel à New York en décembre 2016. Le technofascisme, qui promeut le leadership d’une minuscule élite, est à l’opposé du populisme de Trump, qui présente « Des signes creux aux électeurs pour les agréger autour de son mouvement ». (Photo : ALBIN LOHR-JONES EPA)

Norman Ajari est né en 1987 aux États-Unis d’un père nigérian et d’une mère française. Mais c’est à Forbach, en Moselle, qu’il a grandi avant d’entamer des études de philosophie. Il est aujourd’hui docteur en philosophie et maître de conférences en études noires francophones à l’Université d’Édimbourg, après avoir enseigné à l’Université de Toulouse et à l’Université Villanova de Philadelphie. Il était au Luxembourg, le 31 octobre, à l’occasion d’un Vendredi Rouge organisé par Déi Lénk. Sa conférence portait sur les ambitions monopolistes des entrepreneurs de la tech, ainsi que sur leurs impacts sur la structure des États. Norman Ajari a notamment décrit les origines de l’idéologie de Peter Thiel, fondateur de Palantir. Sa présentation permet d’appréhender les menaces de la tech contre la démocratie et la citoyenneté. Son livre Technofascisme : le nouveau rêve de la suprématie blanche paraîtra en 2026.

woxx : Quelle est l’origine du technofascisme ?

Norman Ajari : Le technofascisme est un suprémacisme blanc issu de la conscience de classe des milliardaires de l’industrie technologique du sud de la Californie. La concentration de richesse et l’effervescence intellectuelle issue de cette industrie a produit une classe économique. Cette dernière se perçoit comme légitime pour changer la démocratie libérale occidentale.

Quels sont les acteurs de ce mouvement ?

Le fondateur de Palantir, Peter Thiel est indéniablement un acteur de l’ascension du technofascisme, ainsi qu’Elon Musk. Il faut revenir au passé de Thiel et des autres protagonistes de ce mouvement pour mieux comprendre l’origine de cette idéologie. Thiel a grandi en Afrique du Sud et en Namibie du temps de l’apartheid. Son père était ingénieur, notamment dans la gestion d’une mine d’uranium. Sous l’apartheid, les mineurs noirs n’étaient pas protégés des radiations provoquées par le minerai radioactif. La mortalité était effroyable. Cette enfance dans une société suprémaciste blanche a façonné la vision du monde de Thiel. Une société où les noirs sont des individus jetables et où les individus sont hiérarchisés par leur couleur de peau.

À quel moment Peter Thiel affirme-t-il ses convictions suprémacistes ?

Thiel est diplômé de philosophie et de droit. Rien ne le destine à travailler dans la tech. Il fait ses études à l’université de Stanford, considéré comme une institution universitaire conservatrice dans une Californie réputée progressiste. Thiel détonne par ses déclarations, notamment quand il défend l’apartheid comme un système économique optimal. Après ses études, il co-publie le livre The Diversity Myth où il s’alarme de la substitution des grands textes européens au nom du « multiculturalisme » à l’université, dont l’objectif ultime serait de désigner l’Occident comme un ennemi à abattre.

Quel rôle a-t-il joué dans la Silicon Valley ?

Il est l’une des pierres angulaires du renouveau de la Californie du Sud comme centre mondial de la tech. À partir de 1999, Thiel fonde l’entreprise de paiement Paypal. Elon Musk, également natif d’Afrique du Sud, le rejoindra l’année suivante lorsque sa propre entreprise de paiement « X » fusionne avec Paypal. Cette entreprise deviendra primordiale dans la formation des futurs membres de l’élite technologique de la Silicon Valley. On parle désormais de Paypal Mafia.

Thiel est donc au centre de l’idéologie du technofascisme ?

Norman Ajari lors de sa venue au Luxembourg, le 31 octobre dernier. (Photo : Alejandro Marx)

Il a une place primordiale. Cependant, Thiel est inégal dans ses écrits. Sa conception de l’Occident s’articule autour d’une consommation ostentatoire de la culture pour « impressionner » ses lecteurs. Il est sensible aux idées produites en Europe. En effet, il est proche du philosophe français Pierre Manent. Ce dernier a réactualisé le concept de « droit naturel ». Dans ce concept, chaque individu possède des droits du fait de sa naissance et non du fait de la société dans laquelle il vit. Manent est sceptique au droit positif qui est modifié en fonction de l’évolution des mœurs. Il soutient que les humains recherchent trois choses : l’auto-préservation, la reproduction et la vérité sur Dieu. Désormais, les humains auraient renoncé aux deux derniers.

Quelles différences entre le technofascisme du 21e siècle et le fascisme du 20e siècle ?

Le technofascisme est un symptôme de conscience de classe de l’hyperclasse des milliardaires. Le fascisme du 20e siècle prend son origine dans la petite bourgeoisie. Autre différence, le technofascisme veut démanteler l’État de ses fonctions. Ces dernières seraient privatisées. L’État serait remplacé par des entreprises. Thiel et ses acolytes veulent en finir avec la démocratie sociale des individus. Le premier projet commun de Thiel et Musk était de créer une crypto-monnaie. Ils voulaient créer un système bancaire hors du contrôle des banques centrales étatiques. Thiel rêve d’une économie hors du radar de l’État, mais il travaille également avec celui-ci. C’est une forme de libéralisme autoritaire poussé à l’extrême. Aujourd’hui avec Palantir, Thiel cherche à prendre le contrôle des structures des États.

« Le technofascisme du 21e siècle est un symptôme de conscience de classe de l’hyperclasse des milliardaires. Le fascisme du 20e siècle prend son origine dans la petite bourgeoisie. »

Cette recherche d’un monopole privé sur l’État est-elle comparable à d’autres organisations du passé ? Comme la Compagnie anglaise des Indes orientales ?

Je ne pense pas que l’on puisse comparer Palantir à cette entreprise coloniale. Cette dernière était un monopole étatique rattaché à la couronne britannique. Aujourd’hui, cette même vision est gênante pour Thiel. Il veut quitter la dépendance économique de l’État.

Les technofascistes ont-ils peur des élections ? 

Ils ne comptent pas sur les élections. Ils veulent avoir une influence sur l’État à travers la fourniture de services indispensables au fonctionnement des institutions étatiques. Les entreprises sont des chevaux de Troie pour affaiblir l’État. C’est pour cette raison que Palantir offre des services à l’État, notamment des données qui permettent à l’armée de viser des cibles militaires. L’armée israélienne utilise ces services à Gaza. Aux États-Unis, Palantir aide ICE à arrêter des personnes sans papiers. Ils cherchent un marché monopoliste fermé et acquis. Par exemple, au Royaume-Uni, le service de santé publique NHS achète des services technologiques à Palantir, mais lui fournit aussi les données des patients.

À défaut des élections, ont-ils peur des tribunaux ?

Ils ne se moquent pas des tribunaux, mais il n’y a pas eu de grands procès visant leurs entreprises aux États-Unis. Ils ne se sentent pas particulièrement menacés. Aucune entreprise n’a été mise à genoux par la justice. À part l’entreprise chinoise TikTok qui a été vendue à l’Américaine Oracle suite à la pression du président Donald Trump. Mais c’était pour des raisons de conflit avec la Chine. Le patriotisme revendiqué par Thiel et ses semblables est un moyen d’éviter la menace des tribunaux.

« Les technofascistes veulent avoir une influence sur l’État à travers la fourniture de services indispensables au fonctionnement des institutions étatiques. Les entreprises sont des chevaux de Troie pour affaiblir l’État. »

Le technofasciste est-il un populiste ?

Au contraire. Le technofascisme est à l’opposé du populisme. Il souligne le leadership d’une minuscule élite qui tient le discours du génie. Le principe de précaution serait abandonné aux membres de cette élite. Ils pourraient expérimenter leurs technologies comme ils l’entendent. Thiel rêve d’un monde dominé par des blancs aux valeurs barbares opposées aux droits de l’homme et équipés des technologies les plus avancées pour imposer leur volonté au monde. Les technologies les plus évoluées seraient à la disposition de l’élite du technofascisme, dont la minorité d’entrepreneurs technologiques basée au sud de la Californie. Le citoyen lambda, en particulier noir, serait exclu de ces technologies. À l’opposé, Elon Musk est contraint à l’usage d’un populisme vestigial pour attirer les consommateurs et soutenir la capitalisation boursière de ses entreprises. Le populisme de Donald Trump consiste à collectionner et à présenter des signes creux aux électeurs pour les agréger autour de son mouvement. Pour ces deux individus, on ne peut pas réellement parler d’idéologie.

Né aux États-Unis, le technofascisme croit-il dans le mythe de la « destinée manifeste » des États-Unis ?

Les technofascistes sont attachés aux États-Unis par intérêt économique. Ils ne croient pas au projet démocratique américain, mais défendent un monde blanc composé d’un peuple d’élite régnant sursur les autres humains.

Perçoivent-ils la Chine comme une rivale des États-Unis ?

Selon Thiel, la Chine fait preuve d’un pessimisme déterminé. Elle copie inlassablement l’Occident pour se développer, mais elle a conscience qu’il sera impossible d’offrir à sa population immense le niveau de vie des pays occidentaux. À l’opposé, Thiel veut promouvoir l’optimisme déterminé dans la culture occidentale contemporaine. C’est-à-dire que les Occidentaux comprennent le futur à venir et travaillent à le modeler. Cependant, il est sceptique sur le fait que les Européens vont suivre les Américains sur cette voie. Pour lui, l’Europe occidentale du 21e siècle se caractérise par un vague sens du déclin mêlé à l’intuition trouble que les grandes heures du continent sont loin derrière lui.

Il y a donc une forme de désenchantement dans le technofascisme ?

Thiel souligne l’idée d’un épuisement de la foi dans le futur et du désir de le faire advenir. Les progrès technologiques d’aujourd’hui font pâle figure avec les espoirs exaltés des années 1950 et 1960, notamment sur le voyage spatial. L’ethos du conquérant capitaliste et de la technologie font défaut à l’Occident. Il déplore le déclin de l’idée futuriste. C’est pour cette raison que Thiel aime les projets de conquête spatiale de Musk.

Y a-t-il des oppositions aux technofascistes ?

On a vu des résistances au pouvoir des technofascistes, notamment contre Elon Musk. En effet, suite à son engagement en faveur de Trump, des activistes ont visé ses entreprises. On a vu des piratages de véhicules Tesla. Ces actions pouvaient s’accompagner également de destruction de véhicules. Les actions boursières des entreprises d’Elon Musk ont chuté suite à ces actions. Les États pourraient faire pression sur les entreprises de la tech basées dans leurs pays.

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