A l’heure où le paysage audiovisuel explose et avec lui la « télé-tirelire », le Conseil national des programmes n’obtient toujours pas les armes suffisantes pour satisfaire à sa mission.
On se serait cru à une réunion de médecins orthodontistes. Et l’on tente de se souvenir : combien de dents a une mâchoire humaine adulte ? Ah oui, 32, dents de sagesse inclues. C’était le « running gag » lors de la présentation, mardi dernier, de la nouvelle équipe du Conseil national des programmes (CNP). Cet organe de surveillance des médias audiovisuels regroupe actuellement 24 membres, issus des « forces vives de la nation », en plus de deux permanentes qui assurent, en demi-tâche, le fonctionnement du « CSA » luxembourgeois. Ce qui fit dire à Tom Krieps, le nouveau président du CNP, que son organisme, qui « n’a pas encore atteint l’âge adulte » – il n’a que 17 ans -, n’a pas encore toutes ses dents (25 donc, vous suivez ?) pour pouvoir mordre correctement les contrevenants médiatiques.
Le Luxembourg est une curiosité médiatique. D’un côté pionnier dans le genre, puisqu’il est exportateur de programmes radiophoniques depuis les années 30 et qu’il a donné naissance à l’un des principaux groupes médiatiques au monde à travers RTL et le groupe CLT-UFA. Pour couronner le tout, plus d’une trentaine de chaînes émettent depuis le grand-duché. De l’autre côté, la production audiovisuelle nationale est relativement pauvre. Hormis le géant RTL qui diffuse quotidiennement, n’existent que quelques chaînes régionales telles que « Nordliicht.tv » ou le « Uelzechtkanal », un projet télévisuel d’écoliers du sud du pays. Finalement, il y a également la chaîne « ouverte » « dok.tv », qui ouvre son antenne à des initiatives privées ou collectives. Des projets certes intéressants, mais loin de former un paysage audiovisuel digne de ce nom.
Malgré tout, vu la quantité de chaînes qui émettent depuis le Luxembourg, le CNP a, du moins en théorie, du pain sur la planche. Mais les 24 « dents » qui forment son conseil d’administration ressemblent plutôt à des dents de lait. Ses membres sont nommés par diverses associations, fractions politiques et syndicats et y siègent en tant que bénévoles, y compris leur président. Inutile d’ajouter que même avec les deux secrétaires à temps partiel, le CNP est loin de faire le compte pour traiter les dossiers relatifs à l’ensemble des chaînes émettant depuis le Luxembourg, surveillance et traitement des plaintes compris.
Un organisme alibi ?
Le CNP ne serait-il finalement qu’une institution alibi, histoire de montrer à nos voisins que le Luxembourg lui aussi dispose d’un organe de surveillance ? Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des invités étrangers, représentant les organismes homologues de Belgique et des Pays-Bas, ont fait le déplacement pour assister à la présentation. Ces derniers auraient en effet tendance à ne pas vraiment prendre au sérieux leurs collègues luxembourgeois. Tom Krieps en est conscient et il a tenu à leur démontrer la volonté, du moins de la part du CNP lui-même, que l’organisme fait son travail avec sérieux.
Mais cette volonté est-elle aussi partagée par le gouvernement ? En présence de Jean-Louis Schiltz, ministre délégué à la communication (CSV), Krieps rappelle que, deux jours après l’épiphanie, il n’est pas trop tard pour attendre quelques cadeaux de la part du Père Noël chrétien-social. Comme il sied au barbu lapon, Schiltz a rempli sa hotte de la demande que le CNP lui avait adressée. Réaliste ou timoré, le CNP n’a pas joué à l’enfant gâté et le ministre a eu beau jeu de qualifier la doléance d’assez « justifiée », pour être exaucée rapidement. Il a même pu se payer le luxe de ne « pas nommer de chiffres ». On le comprend : l’administration du CNP ne sera augmentée que d’un seul poste, conformément à sa volonté de ne pas créer un « mastodonte administratif ». Espérons pour ses enfants que le ministre se montre plus généreux à la Saint Nicolas. Mais d’une certaine manière, il aura épargné au CNP de révéler publiquement, et devant les partenaires étrangers, à quel point l’organisme reste le parent pauvre du grand-duché.
Néanmoins, il est vrai que la hotte ministérielle contient un second cadeau : la revendication de longue date du CNP de disposer de moyens de sanctions, sans lesquels, selon les dires de Krieps, le CNP ne continuera à être qu’un « tigre de papier ». Schiltz a ainsi promis qu’il envisageait de déposer prochainement un projet de loi permettant au CNP de sanctionner les mauvais élèves médiatiques au travers de blâmes, voire d’amendes. Reste à savoir si le serpent ne se mord pas la queue : afin de surveiller, voire de sanctionner correctement les médias, il faut disposer des ressources humaines adéquates.
Face à l’escroquerie télévisuelle
Il y a en effet bien plus que les dérapages récurrents des « Deckkäpp » sur Radio RTL à contrôler. Depuis le Luxembourg, un certain nombre de chaînes émettent avec un penchant prononcé pour les émissions de « télé-tirelire », ou « call-tv », comme RTL9, par exemple. Le concept de ces émissions très répandues à travers la planète est désormais connu : un studio, un-e présentateur-trice, voire plusieurs, invitent des heures durant les téléspectateurs à composer un numéro de téléphone surtaxé pour pouvoir répondre à une question basique ou résoudre un quiz idiot dans l’espoir de toucher le montant d’une cagnotte de parfois plusieurs milliers d’euros. L’intérêt pour les chaînes de produire ce genre d’émissions est évident : des coûts de production extrêmement bas (certaines d’entre elles sont tournées dans des studios d’Europe centrale, comme la Hongrie et leurs sociétés de productions s’installent dans des petits paradis fiscaux, comme le canton de Zoug en Suisse), pour des rendements plus que confortables. Sans parler des conditions de travail souvent exécrables des présentateurs-trices qui doivent meubler les silences des heures durant, pour des salaires modestes quand ils ne doivent pas passer leurs nuits dans des chambres d’hôtel.
Ces « jeux » ont déjà attiré l’intérêt des autorités judiciaires. Vous l’aurez certainement remarqué en les visionnant : le ou la présentateur-trice va jusqu’à s’égosiller pendant des minutes, se plaignant que personne ne participe, sur le ton d’un « Allez, allez, allez ! Plus que dix minutes ! Vous n’allez pas me dire que vous ne voulez pas remporter ces 5.000 euros ? ». Le summum est atteint lorsque la solution, souvent évidente, est quasiment soufflée. C’est à se poser la question, en effet : qui refuserait d’empocher aussi facilement une telle somme ? La réponse est simple : la plupart de ces jeux reposent sur une vaste escroquerie. Les joueurs-euses sont nombreux-euses, mais les appels ne passent pas immédiatement. Certes, les règles de certains de ces jeux annoncent la couleur : il faut toucher la bonne ligne téléphonique (il peut y en avoir jusqu’à 50) pour pouvoir être tiré au sort. Mais qui contrôle ?
Le CNP a déjà enregistré un certain nombre de plaintes de la part de joueurs-euses biaisé-e-s. « Le moyen de contrôle est simple », explique Tom Krieps, « nous demandons aux chaînes de nous fournir les listings téléphoniques afin de contrôler la réalité des appels ». La réaction des chaînes incriminées ressemble souvent à un aveu : soit elles refusent, ou elles arrêtent net l’émission. Mais souvent, celles-ci refont surface après quelques mois. Les conflits avec les autorités judiciaires prennent parfois des tournures plus répressives : aux Pays-Bas, par exemple, la police a dû intervenir manu militari.
Dernièrement, la Cour européenne de justice s’est approprié le dossier et a prononcé un arrêt concernant ce genre d’émission à caractère publicitaire. L’arrêt prévoit notamment que ces émissions (qui comprennent aussi bien le « télé-achat » que la « télé-tirelire ») ne doivent pas dépasser le cinquième du temps d’antenne sur les chaînes généralistes. Tom Krieps se réjouit évidemment de cet arrêt. Normal, au sein du CNP, on apprend à se contenter de peu.