CENTRE NATIONAL DE L’AUDIOVISUEL: La vie est un film… amateur

La collection de films amateur du CNA continue à croître. Un colloque a permis de réfléchir aux usages possibles de ce volet du patrimoine audiovisuel. Et de porter un regard différent sur le film de famille.

Un passé toujours vivant.
(photo extraite d’un film de Jacqueline Manes, exposition Images cachées au CNA)

Dans l’entrée d’une maison, en haut de l’escalier, se tient un prêtre flanqué d’enfants de choeur. De gauche à droite, dans la rue, un cheval de trait est amené par son propriétaire. Les deux s’arrêtent à la hauteur du prêtre, qui lève son goupillon pour la bénédiction de l’animal. Et tandis que le cheval béni s’en va vers la droite, le suivant apparaît déjà sur le côté gauche de l’écran. Ce rituel, dont le côté archaïque est renforcé par sa restitution en noir et blanc, a été filmé il y plus de 50 ans par Clotilde Muller-Libeski, une cinéaste amateur dont la production est conservée au Centre national de l’audiovisuel à Dudelange (CNA).

A visionner de tels films, on éprouve d’abord de la curiosité pour ce monde passé qui revit devant nos yeux. Et, quand ils sont bien faits, du plaisir à suivre les mouvements, à se laisser surprendre : Tout à coup, un chien apparaît en gros plan, qui semble observer attentivement – envieusement ? – la bénédiction de ses cousins ferrés. Ou encore quand le film montre un troupeau de vaches Holstein blanches et noires dévalant d’une colline, et que l’apparition soudaine d’un travailleur noir nous fait comprendre que nous ne sommes pas au grand-duché, mais en Afrique. En effet, un des fils de Muller-Libeski avait émigré au Congo belge, et plusieurs séquences ont été tournées là-bas.

A quelles fins collectionner les films amateur, s’ils sont a priori peu appropriés à être visionnés tels quels ?

Cependant, au fil des bobines, les cérémonies et processions, les défilés de noces et les troupeaux de vaches se suivent et se ressemblent. On finit par se lasser. Quelque dix heures de séquences, portant essentiellement sur des activités de famille, c’est long. Or, les archives du CNA renferment quelque 6.000 films amateur de ce genre et continuent à croître. A quelles fins les collectionner, s’ils sont a priori peu appropriés à être visionnés tels quels ? C’est entre autres sur cette interrogation qu’a porté le colloque international « Images amateur : valorisation et manipulation », qui a eu lieu à Dudelange et à Luxembourg du 20 au 23 janvier.

« Il est normal que ce type de film présente un intérêt limité pour les personnes extérieures à la famille », convient Viviane Thill, une des organisatrices du colloque. « Pourtant la qualité des images de Clotilde Muller-Libeski est largement supérieure à la moyenne. Dans ses cadrages, on décèle une réelle culture visuelle. » De toute façon, le CNA utilise le matériel amateur sous forme de brefs extraits, notamment dans ses documentaires historiques sur le Luxembourg. C’est une conséquence logique de l’idée de départ que Thill résume ainsi : « Au Luxembourg nous n’avons pas eu de cinéma professionel, et très peu de télé. Nous espérions que les films amateur couvriraient une partie des événements historiques du 20e siècle. » Et en effet, les archives du CNA ont recueilli entre autres des images de la Seconde Guerre mondiale, de la Libération et des événements politiques de l’après-guerre.

L’utilité des contenus moins « publics » des bobines collectées est moins évidente. « Ce colloque est un moment de réflexion, ce pour quoi le quotidien de l’archivage ne nous laisse guère le temps », se félicite Thill. Elle est particulièrement contente que deux des théoriciennes les plus importantes du film amateur, l’Américaine Patricia Zimmermann et la Néerlandaise Susan Aasman, aient accepté de participer.

Dans son intervention, cette dernière a disséqué plusieurs séquences de film amateur. Pour Aasman, le boom des pères de famille cinéastes va de pair avec le développement de la famille nucléaire au 20e siècle. Ainsi l’époux, exerçant son travail à l’extérieur de l’espace familial, s’y réinvestit à travers l’acte de filmer. En filmant par exemple les premiers pas d’un bébé, il s’implique émotionellement et assume la charge de générer une mémoire familiale.

L’arrivée des enfants de la cinéaste amateur dans le colloque a fait surgir la magie du film de famille au milieu de cet événement scientifique.

En ce sens, Clotilde Muller-Libeski, mère cinéaste, est un cas atypique. Valérie Vignaux, historienne du cinéma française, a présenté au public du colloque plusieurs pistes pour explorer cette production. Pour Muller-Libeski, filmer aurait d’abord été une réponse à la situation de jeune veuve avec cinq enfants, dans laquelle elle s’est retrouvée en 1933 : « Clotilde Muller-Libeski, grâce à ses activités de cinéaste amateur, se construit une place singulière au sein de la famille. » Vignaux a montré des extraits d’un des projets les plus ambitieux de la cinéaste amateur, « Le Tour du Luxembourg par Jempy et Nic ». Les deux jeunes randonneurs passent par Mondorf, rendent visite à la grande-duchesse à Colmar-Berg et font même un trajet en avion. Apparemment, en plus de sa condition sociale élevée, c’est le tournage du film même qui a ouvert toutes les portes à la cinéaste.

C’est du moins ce qu’a affirmé l’un des jeunes acteurs de l’époque, présent lors de la conférence. L’arrivée des quatre fils de Clotilde Muller-Libeski dans le colloque a fait surgir la magie du film de famille au milieu de cet événement scientifique. Valérie Vignault était visiblement ravie de rencontrer ceux dont elle avait suivi les cheminements à travers les bobines visionnées. Et la conversation a permis de préciser les idées sur cette femme au destin exceptionel qu’a été Muller-Libeski. Par exemple, comme cadeau de noces, au brillant d’usage, elle aurait déjà préféré un appareil photographique. Imagine-t-on pareil échange lors d’un colloque sur des photos de famille, voire des journaux intimes ? Voilà qui confirme les développments de Vignault sur la puissance évocatrice spécifique du médium, à savoir que « le cinéma, en enregistrant les corps, manifeste le sensible ».

L’intérêt des images amateur du passé est ressorti clairement de ce colloque, mais qu’en est-il de la production du présent ? En principe, le CNA ne collectionne que les films sur pellicule, et non les images digitales. « On a déjà du mal à gérer la production ancienne. Comment faire le tri parmi les énormes quantités d’images digitales produites tous les jours ? », demande Viviane Thill. La démocratisation des technologies a également effacé les limites entre amateurs et pros. Clotilde Muller-Libeski utilisait le 16 mm, considéré comme semi-professionnel, mais la plupart des films amateur se caractérisent par leur format 8 mm ou super-8. « Aujourd’hui, cette distinction est bien plus difficile », estime Viviane Thill.

Etre un metteur en scène dictateur contribue sans doute à faire de bons films, mais pèse sur les relations avec les acteurs – sa propre famille.

Le désir des amateurs de « jouer les pros » ne date pas d’hier. La séance de projection inaugurale du colloque a permis de voir jusqu’où cela peut aller, même en super-8. « Bildungscamper : Der Blick des Patriarchen » est un film de Nicola Hochkeppel qui a eu recours aux bobines laissées par son grand-père Hubert Wagner. Durant les années 60 et 70, celui-ci a emmené sa famille nombreuse en camping à travers l’Europe. L’intention était d’inculquer à ses enfants la culture classique en retrouvant, au fil d’un parcours minutieusement planifié, les lieux de cette histoire. En pratique, sa progéniture s’est sentie tyrannisée et aurait préféré des vacances à la mer au régime infernal des visites d’églises et de temples. C’est ce qu’indiquent les interviews des fils et filles de Wagner, intégrées dans « Bildungscamper ».

Les documentaires très aboutis sur les lieux des séjours qu’en a tiré le « patriarche » témoignent d’une volonté de tout contrôler. Cette obsession s’est également étendue à la vie de famille. Ses filles notamment se plaignent dans le film de n’avoir eu aucune liberté à cette époque de libération des moeurs. Mais le portrait de Wagner reste équivoque : la réalisatrice et petite-fille Nicola Hochkeppel évoque un personnage très gentil sur ses vieux jours. Et malgré les souvenirs ambigus, la plupart des enfants Wagner sont revenus à la tradition du voyage en camping-car pour leurs vacances en famille.

Faut-il être un metteur en scène dictateur pour faire de bons films ? Cela y contribue sans doute, mais pèse sur les relations avec les acteurs – sa propre famille dans le cas du cinéaste amateur. Les films de Clotilde Muller-Libeski indiquent une voie intermédiaire. Ses enfants, d’après leurs témoignages, étaient moins enthousiastes pour participer que les images ne le suggèrent. Néanmoins, les séquences où l’on voit que la metteuse en scène se relâche et laisse ses acteurs agir à leur guise sont nombreuses. Si le « Tour du Luxembourg » est réussi, mais parfois un peu artificiel, des scènes arrangées comme celle de la fratrie jouant dans la neige respirent le naturel. Et puis, à un autre niveau de lecture, ces films montrent sans la montrer la cinéaste. Son sens de la famille est présent dans les séquences des fêtes familiales, son amour du pays s’exprime à travers le motif des vaches. Et son esprit espiègle, après tant de décennies, reste vivant : ainsi, dans une autre scène arrangée, on voit des scoutes prêter solennellement serment sous le drapeau, puis, d’une seconde à l’autre, les jeunes filles s’élancent vers la caméra dans une explosion de rires… contagieux. Merci, Madame Muller-Libeski !

Sur le même sujet, le CNA et la galerie Dominique Lang exposent jusqu’au 29 février des photos extraites de films amateur (voir critique dans le woxx no 932).

Site à consulter (en construction): www.hiddenimages.lu


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