ART CONTEMPORAIN: Sans pitié

« Animals Can’t Laugh », l’exposition d’Emilie Pitoiset dans le Project Room du Casino, prouve qu’art contemporain et réflexion métaphysique peuvent toujours s’unir.

Au premier regard, la salle du Project Room semble étrangement vide. Une série de photographies, une installation vidéo, un truc informe et noir qui pend très haut sur un mur et puis une grande tâche blanche à l’arrière de la salle. Ce n’est qu’après que les yeux du spectateur se soient habitués à la lumière froide des néons qui illuminent le fond de la salle qu’on se rend compte que la masse blanche qui traîne par terre est un cheval. Un vrai cheval, mort et empaillé.

Il s’agit d’un « re-enactment », comme disent les Américains, d’une reconstitution d’une image d’un film qui semble avoir beaucoup marqué l’artiste Emilie Pitoiset. La pellicule en question est un documentaire français datant de 1949, intitulé « Le Sang des Bêtes ». Son auteur Georges Franju – co-fondateur avec Henri Langlois de la Cinémathèque de Paris, dont c’était le premier film – a voulu montrer la réalité derrière les murs des abattoirs parisiens et a mis à jour surtout un style ultra-réaliste qui marquera son oeuvre à venir. Les images crues et violentes qui contrastent avec la bonhomie et l’indifférence des travailleurs, ont certainement fait naître des milliers de vocations au végétarisme. Le cheval de Pitoiset ou l’«Ordinary Experience » – comme le veut le titre – reprend la stature d’un des cheveaux abattus dans le film. Sa pose recroquevillée est tout sauf naturelle et détourne aussi bien la nature de l’animal (qui de son vivant ne pourrait jamais prendre une telle pose) que celle de la taxidérmie – cette discipline un peu ringarde et macabre dont le propos est surtout de glorifier un animal fier, abattu par un chasseur. Le cheval de Pitoiset est ainsi condamné à rester pour l’éternité dans sa posture de mort, de la garder et de demeurer pour toujours un questionnement sur la mort. Une sorte de memento mori en grandeur nature. Une autre pièce de l’exposition qui se concentre sur le moment de la mort, est l’« Ecusson de massacre », l’écusson étant la pièce de bois destinée à accueillir la tête d’un animal abattu. Le massacre est lui incarné par un vrai piège à renard, tel qu’il est encore utilisé de nos jours. Vu que le piège est chargé, il a fallu, pour des raisons de sécurité, attacher la pièce de façon à ce que personne ne puisse la toucher. Ici le sens est clair : Pitoiset a fait un raccourci. Dans le cycle qui mène la tête de l’animal à l’écusson, elle a fait disparaître l’animal.

Tout aussi touchante est la vidéo intitulée « La Danse de Saint Guy ». Composée d’images tirées du même film de Georges Franju, elle donne à voir des corps d’agneaux disposés dans un bac. Par le truchement des images, l’artiste parvient à inhaler une sorte de « vie » à ces corps inertes. Mais c’est une vie nerveuse et anormale, qui prend tout son sens si on y associe le titre de la vidéo : « La Danse de Saint Guy » est une description médiévale d’une maladie nerveuse et héréditaire qu’on connaît mieux de
nos jours sous la dénomination « Chorée de Huntington ». Bien que les patient-e-s contemporaines n’aient aucune chance de guérison, elles ou ils peuvent tout de même être conten-
t-e-s de ne pas vivre au Moyen-Âge où on les prenait pour des possédé-e-s juste bon-ne-s à être mené-e-s au prochain bûcher. Associer ces deux éléments – la maladie damnée médiévale et les corps inertes qui se remettent à bouger grâce à la magie du film – mène à une réflexion plus profonde, quoique pessimiste sur nos gestes quotidiens.

Le reste des travaux se situe dans les mêmes lignes, même si les moyens d’expression changent. « Handy » reprend le savoir-faire de la taxidermie, mais cette fois sans référence cinématographique. Il s’agit d’un étourneau dont la tête a été déformée. Cette mutilation absurde – l’extrémité de l’animal revêt des dimensions qui lui rendent le vol et la survie impossibles – pose la question de la loi du plus fort et de l’adaptation naturelle. On pourrait aussi longtemps s’attarder à « Just Because », une série de photos, de vrais « shots » que l’artiste a découpés de façon à ce que le spectateur se sente visé par le tir émis par la personne sur la photo. Ces images proviennent de fêtes foraines américaines où les gagnants avaient droit à leur photo s’ils visaient bien. Et c’est justement le moment du tir qui est visible sur ces images.

En tout, « Animals Can’t Laugh » est une exposition extraordinairement forte, tant par les moyens utilisés et les questions soulevées. Une vraie découverte et une artiste à suivre.


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