GREAT EXPECTATIONS: Is this world for you and me ?

Le Casino a rassemblé pour une exposition différents regards sur le monde contemporain. Un monde en crise, comme celui des photos de « The Bitter Years » dans les années 30.

Avenue Patrice Lumumba, 2008, Guy Tillim

Des photos de nuit dans une ville indienne. Les stores des magasins, alignés sur plusieurs étages, sont fermés, les rues sont désertes. Des nus tirés en grand format, aux couleurs chaudes, au regard fuyant. Une image panoramique géante d’un étrange complexe architectural, juxtaposant habitations futuristes et maisonnettes délabrées.

A première vue, les photographies que montre actuellement le Casino d’art contemporain dans le cadre de l’exposition « Great Expectations » n’ont que peu de choses en commun avec la référence mentionnée dans le sous-titre, « Contemporary photography looks at today’s Bitter Years ». L’exposition « The Bitter Years » avait été montée en 1962 aux Etats-Unis par Edward Steichen à partir des collections de la Farm Security Administration (FSA) d’avant-guerre. Une équipe de jeunes photographes talentueu-x-ses avaient été rassemblé-e-s à l’époque de la Grande Dépression, afin de documenter la misère des populations rurales. Cela a servi à sensibiliser le reste du pays et à établir un con-sensus politique en faveur de l’aide apportée par le gouvernement de Franklin Roosevelt.

Or les images en noir et blanc de « The Bitter Years » sont délibérément dépouillées et montrent pour la plupart des êtres humains dans des postures naturelles. Rien à voir, pourrait-on croire, avec le travail de la plupart des artistes photographes contemporains qui ont contribué à « Great Expectations » : leurs clichés sentent en général l’artificialité et la recherche esthétique. Mais les choses ne sont pas si simples. On sait aujourd’hui que, même si la photographie des années 30 n’avait pas encore le statut de « grand art », les reporters de la FSA peaufinaient et retouchaient en partie leurs compositions afin d’obtenir ces fameuses images « naturelles » – pour la bonne cause. Depuis longtemps donc, la photo reproduit moins la réalité qu’elle ne raconte une histoire. Ce sont donc les récits transcrits par « The Bitter Years » et « Great Expectations » qu’on doit pouvoir mettre en correspondance.

Un projet rattrapé par la crise

Comme l’indiquent dans le texte du catalogue de « Great Expectations » les commissaires Paul di Felice, Enrico Lunghi et Pierre Stiwer, le projet est né avant la crise économique actuelle. Il s’agissait pour eux de dénoncer l’euphorie généralisée, en rappelant les à-côtés de la mondialisation capitaliste, comme Steichen avait opposé à l’insouciance des années 60 le visage sombre de l’Amérique des années 30. Ils écrivent : « Et voilà que le monde réel a rattrapé notre projet artistique. » On peut penser que l’effet sur le public en est profondément modifié.

Voyons ces ménages pauvres d’à côté de chez nous, dont la vie banale a été captée par Patrick Galbats. Observons ces baraques de SDF en marge de nos villes, aux entrées barricadées contre l’intrusion du monde qui les a rejetés, photographiées par Ari Saarto. Regardons ces coupeurs de canne à sucre africains portraités par Zwelethu Mthetwa dans leur dignité et leur dénuement. Tremblons face à l’immense fresque de guerre d’Eric Baudelaire, dans laquelle les civils qui ont survécu à l’attentat terroriste peuvent à tout moment succomber aux fusils des G.I. braqués aussi sur le visiteur de l’exposition.

Sans l’évolution des derniers mois, ces images auraient sans doute suscité de la compassion et un sentiment d’absurdité. Mais le fait qu’aujourd’hui nous vivons – ou plutôt anticipons – une situation de crise et de misère, transforme ces images en un appel à la solidarité voire à la rébellion. En effet, la plupart des lieux et des personnes montrés ont été « en crise » avant que « la » crise n’ait démarré – le système dans lequel nous vivons produit en vérité de la « crise permanente ».

« Le système » ? Dans le cadre de l’exposition, le Casino Luxembourg a invité dix conférenciers du monde social, artistique et économique luxembourgeois à « établir un rapport entre leur activité professionnelle et le thème de l’exposition ». Dans son exposé du 26 avril, Claude Kremer, président de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement, seul véritable représentant du système, a eu le bon goût de ne pas chercher à parer d’humanisme ou d’esthétisme les activités économiques qu’il représente. Il a simplement résumé l’histoire des fonds au Luxembourg et leurs perspectives mi-figue mi-raisin pour l’avenir.

Photographier le système

Ce faisant, il se tenait devant le collage architectural géant de Dionisio González, et l’on ne pouvait s’empêcher de faire un parallèle entre cette juxtaposition d’urbanismes modernes et d’éléments de favelas, et l’industrie des fonds, qui juxtapose les investissements solides, les hedge funds et les microcrédits… La négation de la dimension humaine que dénonce González se retrouve évidemment dans l’abstraction avec laquelle les marchés financiers conçoivent notre monde – et le façonnent.

Si le parti pris de l’exposition est plutôt sympathique, la cohérence interne est peu évidente – il est vrai que la crise multiple du monde contemporain est bien plus complexe que la Grande Dépression aux Etats-Unis. Regrettons néanmoins que des travaux comme celui de Lukas Einsele sur les mines antipersonnelles n’explorent pas jusqu’au bout l’idée de faire comprendre comment, dans notre monde, misère et prospérité sont liés. Les fils de son installation s’arrêtent à des objets et des témoignages du Sud – alors qu’aussi bien la technologie que l’argent nécessaires à ces guerres proviennent du Nord.

Côté résistance, « Great Expectations » nous laisse également sur notre faim. En effet, le mouvement altermondialiste est présent à travers quelques images de foules de Bruno Serralongue. L’humanisme des photos de « The Bitter Years », absent de la plupart des images de « Great Expectations », ne se retrouve pas vraiment du côté de la résistance. Il est vrai qu’il est difficile de résister « humainement » aux dispositifs de surveillance et d’oppression, les caméras et grillages documentés par Jules Spinatsch.

Un monde inhumain

En fin de compte, c’est la déshumanisation de notre monde qui est le sujet unificateur de « Great Expectations » : un regard froid sur le monde, où les êtres humains sont absents ou passent au second plan, comme dans les palais désaffectés, quelque part en Afrique (Guy Tillim). Ou encore ils sont montrés comme des icônes, à la fois victimes et bourreaux, comme les pensionnaires aisés de Sun City (Peter Granser). Ce monde inhumain, pour qui est-il fait ?

La question n’est pas nouvelle. La strophe finale de « This Land Is Your Land » (1940) du songwriter Woody Guthrie, résume bien la situation dans l’Amérique de la Grande Dépression : « By the Relief Office I saw my people / As they stood hungry, I stood there wondering if / this land was made for you and me. » Considérant que oui, l’Amérique était faite pour les uns et les autres, les prospères et les humbles, Roosevelt a alors lancé son « New Deal » – et la campagne de sensibilisation de la FSA. Dans un article sur les photos produites dans ce contexte, le critique d’art Charles Hagen donne une interprétation qui s’applique tout aussi bien au mes-sage de « Great Expectations » : « Ces images impliquent […] que la faute se trouve dans la société qui a condamné des êtres à une destinée aussi terrible et pitoyable. Ceux qui regardent ces photographies sont partie prenante dans cette société et, par conséquent ont leur part de responsabilité dans la situation qui est montrée. »

Au Casino-Forum d’art contemporain, jusqu’au 14 juin.


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