Et pan sur le bec ! Longtemps, le « Canard enchaîné » a été le modèle à suivre pour tous les journalistes d’investigation et ceux qui croyaient l’être. Jusqu’à ce qu’une contre-enquête révèle que le palmipède ne faisait pas que pondre des oeufs en or.
Quand on pense au « Canard enchaîné », une sensation parcourt l’esprit du lecteur lambda : le respect immense qu’on doit à cet hebdomadaire, qui paraît depuis 1915, ne touche pas l’aide à la presse – sans laquelle le paysage médiatique français ressemblerait au désert de Gobi – tout en se passant d’annonces et de photos couleurs. Sans oublier qu’il se passe toujours d’une présence sur le web, le site officiel existant n’étant qu’un site alibi qui doit prévenir que d’autres farceurs se mettent à parler en leur nom. Une vraie institution en somme qui fait figure d’exception. Car le journal satirique n’est pas seulement une bonne occasion pour rire de la vie des riches et des tenants du pouvoir, qui dispense une vision anarchique et joyeuse sur la vie quotidienne, mais c’est avant tout un journal investigatif, connu et craint pour ses révélations tonitruantes. N’oublions pas que c’était le « Canard » qui avait révélé l’affaire des diamants de Bokassa offerts à Valéry Giscard d’Estaing – alors président de la République – ainsi qu’à son entourage. Ce journal a démontré plusieurs fois qu’il savait même flinguer des ministres et qu’il avait ses oreilles un peu partout où cela faisait mal. Ce qui fait de lui un vrai contre-pouvoir, du moins en théorie.
Mais la réalité, c’est connu, est parfois moins glorieuse. Comme le révèle l’enquête sur le palmipède écrite par les deux journalistes Karl Laske et Laurent Valdigué, « Le vrai Canard – Les dessous du Canard enchaîné ». Journalistes à Libération, respectivement pour le Journal du dimanche, les deux enquêteurs se sont d’abord heurtés à la résistance de l’équipe de l’hebdomadaire elle-même. Enquêter sur les enquêteurs ? Pas question que le « Canard » laisse d’autres voir le jeu de cartes qu’il tient entre ses palmes. Ainsi, ils ont du se rabattre sur des témoignages anonymes de correspondants du journal, des quelques mots que la direction a bien voulu leur consacrer et sur leur propre travail de recherche. Et ce qu’ils ont trouvé est plus qu’intéressant.
D’abord, l’histoire du journal qu’ils racontent tout au long de leur ouvrage. Peu étonnant, le « Canard » contemporain ne ressemble pas vraiment à celui des débuts. Ce n’était nullement la feuille investigative que l’on attend impatiemment chaque mercredi chez le marchand de journaux, mais un journal humoristique et anarchiste, comme il en existait des dizaines à l’époque. Ce n’est que bien après la Deuxième Guerre mondiale – et après l’occupation, pendant laquelle le « Canard » bien sûr ne paraissait pas – au début des années 70, que le journal entame un tournant stratégique : « Fini les combats singuliers, les pamphlets incendiaires. (?) Il faut faire la lumière. Braquer le projecteur du Canard sur le festin des rongeurs. (?). L’information devient la force principale du Canard », commente Jean Egen, autre biographe du palmipède, dans son ouvrage « Messieurs du Canard ». S’ensuit une décennie dorée, qui voit ses ventes s’envoler avec les différentes affaires révélées chaque jour et qui mettent le pouvoir de droite dans tous ses états. On retiendra surtout celle des diamants de Bokassa : comme le démontrent Laske et Valdigué, si les premières pièces rapportées par le Canard sont des vraies révélations, la rédaction ne rechigne pas de produire ensuite – après un long et pénible silence – des « vrais-faux ». C’est-à-dire des pièces produites par Bokassa lui-même plutôt en froid avec Valéry Giscard d’Estaing après que ce dernier l’eût évincé du pouvoir manu militari dans le cadre de l’opération « Barracuda ». Un épisode sur lequel la rédaction préfère garder le silence, d’autant plus qu’à l’époque ils avaient aussi publié une vraie interview avec le dictateur sanguinaire.
Les années 80 ont eu un flair un peu différent pour les lecteurs du « Canard », surtout après l’élection de François Mitterand à la présidence de la République. Le « Canard » se montre du coup beaucoup plus tendre avec le pouvoir en place. Certes, on peut se douter que les sympathies de la rédaction – surtout au début du règne de Tonton – allaient plutôt à gauche, mais comme le démontrent les deux investigateurs, c’est une autre histoire – une histoire de famille – qui explique la clémence des journalistes du « Canard » à l’encontre du pouvoir socialiste. C’est que le pdg et directeur de la publication à ce moment – et encore aujourd’hui – s’appelle Michel Gaillard, fils de Robert. Et ce Robert Gaillard était un compagnon de misère de François Mitterand, car ils ont été faits prisonniers de guerre par les Allemands et enfermés tous les deux dans le même Stalag. Mais ce n’est pas tout : Robert Gaillard avait réussi à se faire libérer plus tôt que nombre de ses camarades en s’inventant une famille nombreuse. Par la suite, dans le Paris occupé, il s’était attaché à plusieurs publications carrément collaborationnistes. A la libération, il fut arrêté, mais vite relâché, car blanchi par une lettre du camarade Mitterand. Voilà ce qui explique peut-être aussi en partie le traitement de faveur réservé à Mitterand.
D’autres chapitres du livre s’attaquent au fonctionnement interne du palmipède. Certes, le « Canard » livre toutes les années ses comptes à ses lecteurs, mais cela n’empêche pas une certaine opacité, surtout en ce qui concerne l’égalité des salaires, carrément inexistante. D’autant plus que le journal, comme toute autre publication, travaille beaucoup avec des pigistes. Et puis, les investigateurs tâclent aussi le machisme de la rédaction où pendant longtemps une femme journaliste était tout simplement impensable – un fait qui pourtant semble avoir changé de nos jours, heureusement.
Finalement, le « Le vrai Canard – Les dessous du Canard enchaîné », n’a pas le même effet que pouvait avoir « La face cachée du Monde » de Pierre Péan sur le grand quotidien du soir. Il ne détruit nullement les mérites du « Canard enchaîné », mais démystifie quelque peu le palmipède. Il y ajoute en quelque sorte un filtre de lecture et rappelle au lecteur une saine leçon : que l’on ne peut jamais se fier à cent pour cent à ce que disent les journaux, mythiques ou non.
Le vrai Canard – Les dessous du Canard enchaîné, aux éditions Point.