EXPOSITION COLLECTIVE: Les jeux du « je »

La nouvelle exposition du Casino – Forum d’art moderne « Second Lives : Jeux masqués et autres Je », pèche par des répétitions et une surcharge d’art vidéo, mais arrive néanmoins à bien cerner un sujet difficile.

Totalement dépersonnalisée:
Une jeune participante d’un « concours de beauté » à l’américaine, photographiée par l’artiste Susan Anderson.

« Je est un autre » – la célèbre phrase d’Arthur Rimbaud est certainement la première qui vient à l’esprit si on pense à la multiplication des identités dans l’art moderne. Au 19e siècle et encore au début du 20e, la schizophrénie des identités se limitait pourtant souvent à celle qu’on portait en soi et celle perçue par les autres – la faille la plus profonde qui existe en chacun de nous. Mais, si notre identité n’est que la somme des histoires que nous racontons, comme l’a postulé le philosophe français Paul Ricoeur en formulant sa théorie de l’identité narrative, il convient d’intégrer à notre vue d’ensemble la perspective à partir de laquelle ces narrations sont émises. Donc de séparer la façon dont on se voit, de celle dont on aimerait bien être vu et de celles – multiples, voire infinies – dont on est perçu par les autres. Car c’est là la somme de ce tout qui constitue notre identité. Vous sentez déjà un léger vertige, cher lecteur ou chère lectrice ? Alors, attachez-vous : car au 21e siècle, où nous en sommes arrivés, la démultiplication des identités continue à tout va.

Il y a bien sûr les réseaux sociaux en ligne, qui le plus souvent nous servent à émettre une image de nous mêmes, laquelle – nous aimons le croire – nous représente le mieux. Mais que dire de la confrontation avec un monde en accélération permanente qui nous force à nous repositionner presque à chaque instant face au flux d’informations qui s’abat sur nous, pauvre humanité de l’ère post-moderne et de la cyberculture, qui ne peut plus échapper aux esprits qu’elle a invoqués, à savoir l’omniprésence du cordon ombilical médiatique. Voyez par vous même : si vous n’avez pas compris un des mots ou des références utilisés ci-dessus, sortez votre smartphone de votre poche ou connectez-vous sur la toile et hop, vous voilà reparti dans une myriade de nouvelles références, de notes et finalement d’identités. Qui, bien entendu, par leur seule présence sur votre écran forcent la vôtre à réagir.

C’est donc à ce complexe de thèmes complexes que se sont attelés les commissaires de l’exposition « Second Lives : Jeux masqués et autres Je », Paul Di Felice, Kevin Muhlen et Pierre Stiwer. Et la moindre des choses qu’on puisse dire c’est que, s’ils n’arrivent pas à traiter ce thème de façon exhaustive – ce qui semble d’ailleurs presque impossible – ils l’ont du moins essayé.

L’exposition débute sur une installation magistrale de Christopher Baker « Hello World ! or : How I Learned to Stop Listening and Love the Noise ». Contenue dans une pièce de plusieurs mètres carrés, des messages personnels glanés sur la toile sont disposés sur les trois murs, créant ainsi une impression chaotique d’un côté, mais aussi familière, car nous nous sommes déjà tellement habitués à ce genre de messages et à la perspective d’une personne qui parle à sa webcam que même ce chaos ne nous effraie plus. Ce qui est, en somme, un peu effrayant, mais bon, la référence au film de Stanley Kubrick « Dr Strangelove, or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb », n’est certainement pas fortuite. En somme, l’installation de Christopher Baker est le portail idéal pour cette exposition, parce qu’elle est à la fois simple, belle et efficace.

La suite la plus logique au travail de Baker sont les vidéos de Kaori Kinoshita et Alain Della Negra. Dans leurs travaux documentaires, les deux artistes font des interviews avec des personnes qui mènent une seconde vie au sein du réseau virtuel « Second Life » Notons que ce monde parallèle et virtuel peut tout de même générer des gains dans la « première vie », vu que la monnaie employée sur la cyber-plateforme – le « Linden Dollar » – est coté par rapport au dollar réel. Ainsi, on fait la connaissance de jeunes filles qui prostituent leur avatar dans « Second Life » ou de jeunes hommes romantiques qui parlent de leurs conquêtes virtuelles – toujours dans le doute quant à qui se cache réellement derrière la personne qu’ils fréquentent et qu’ils laissent participer à leur vie intime – s’agit-il vraiment d’une femme ? Mais le document le plus hilarant est sans doute la vidéo appelée « La tanière » où la caméra accompagne une communauté de « furry » : des gens qui ont décidé de se procurer une deuxième identité animale et qui se promènent dans des costumes de panthères ou de lions. Les entendre parler avec le plus grand sérieux du monde de leurs déguisements comme correspondants à leur vraie identité peut faire froid dans le dos. A propos de « Second Life » : dans le cadre de l’exposition, le nouveau film de la cinéaste luxembourgeoise Beryl Koltz « Strangers in the Night », sur la vie virtuelle de l’artiste aussi bien local que virtuel Pit Vinandy alias « Cyberpiper » – qui est une véritable célébrité dans « Second Life » – sera projeté au Casino les 14 juillet et 8 septembre.

Avatars, animaux et sang de cheval

Pourtant, l’expérience la plus transgressive est certainement la performance du groupe « Art Orienté objet ». Composé par les artistes Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin, l’idée derrière « Que le cheval vive en moi » est de s’approcher le plus possible des créatures mythiques mi-humaines mi-animales. Pour cela ils emploient plusieurs méthodes mimétiques : d’abord par une prothèse de jambes chevalines qui vous donnent l’impression de marcher comme à cheval – à deux jambes certes. Mais, ils vont plus loin encore en faisant une expérience biologique qui consiste à injecter du sang équestre dans les veines de l’artiste Marion Laval-Jeantet. Ainsi, ils veulent parfaire la cohabitation humaine et animale, ainsi que soulever des questions sur l’unicité et la malléabilité de l’organisme humain – une pièce qui aurait néanmoins mieux trouvé sa place dans une autre exposition du Casino, « SK-Interfaces » de 2009.

Une toute autre dimension est développée dans la contribution de Joan Fontcuberta : « Deconstructing Osama ». Ici, c’est une figure médiatique, donc une surface de projection, qui est épinglée et disséquée par le mensonge de l’image. En effet, les travaux de Fontcuberta se composent généralement de canulars, et dans ce cas c’est l’histoire que quelques-uns des terroristes les plus recherchés combattant aux côtés d’Osama ne seraient en fait que des acteurs. Et d’un certain point de vue, c’est vrai, puisque l’artiste apparaît lui-même dans quelques images iconiques du djihad, tournant ainsi en dérision aussi bien les guerriers « saints » que la panique du monde occidental.

Moins sérieux, mais tout aussi hilarant, la vidéo « Drunk » d’Annika Larsson, qui invite un acteur à se bourrer la gueule devant la caméra. La lente métamorphose, la perte de contrôle est d’autant plus intéressante à voir qu’elle est observée de l’extérieur et constitue donc une sorte de « Tu t’es vu quand t’as bu ? » artistique.

Point de vue photographie, les commissaires ne font pas dans la dentelle non plus. C’est surtout la juxtaposition des images de Yuan Yanwu et de Susan Anderson qui est particulièrement réussie. La première reproduit des autoportraits d’enfance en grand format – mais amputés de tout contexte, donc ne conservant que des images qui par la perte des environnements, perdent aussi leur identité. La seconde expose aussi des images de jeunes filles hors contexte, mais ici, ce sont des portraits de jeunes Américaines, que leurs parents entraînent à devenir des « reines de beauté », en leur enlevant tout naturel.

En somme, « Second Lives : Jeux masqués et autres Je », est d’une conception un peu irrésolue, puisque l’exposition pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses. Mais pour un thème tellement complexe et intime, donner ou prétendre donner des réponses définitives donnerait froid dans le dos.

Au Casino-Forum d’art contemporain, jusqu’au 11 septembre.


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