THEATRE: Entre nous

Pour prouver que les préjugés peuvent sont trompeurs, la Kulturfabrik a initié en novembre dernier le projet « Regards – Eng richteg Geschicht ?», un projet de théâtre intergénérationnel et interethnique.

Quand plusieurs générations se rencontrent, la créativité est programmée.

C’est un grand et joli chaos qui règne dans la salle dite « jaune » de la Kulturfabrik, une salle qui d’habitude reste cachée aux regards des spectateurs, puisque c’est là que se déroulent généralement les répétitions des pièces produites par l’institution culturelle sise dans l’ancien abattoir d’Esch. Certes, cette grande pièce sous les toits a déjà dû en avoir vu d’autres, mais pourtant la troupe qui y répète en ce moment la pièce « Regards – Eng richteg Geschicht ? » est exceptionnelle à plus d’un titre. D’abord par le nombre de personnes sur « scène » – en fait un espace délimité par un trait de craie par terre – et puis par le fait qu’aucun-e des acteurs et actrices qui y évoluent n’est un-e professionnel-le.

IIs sont donc une bonne quarantaine à se partager cet espace improvisé, pour y répéter intensivement une pièce qu’ils ont écrite ensemble. L’aventure commence en novembre 2011, quand les premières rencontres entre participants potentiels ont eu lieu. Auparavant, l’équipe autour de la Kulturfabrik et de la jeune metteuse en scène et pédagogue de théâtre Betsy Dentzer avait sondé plusieurs institutions à la recherche de volontaires pour leur idée : une pièce de théâtre intergénérationnelle, réunissant sur scène toutes les classes d’âge possibles pour les guider à travers des ateliers qui leur permettraient le jour venu de s’exprimer sur scène. Avec le Service national de la jeunesse, l’Oeuvre nationale de secours grande-duchesse Charlotte, la Maison des jeunes de Bettembourg, le RBS – Center fir Altersfroen et le Club Senior « Beim Kiosk », comme partenaires, ils ont composé cette jolie bande d’une quarantaine de personnes, dont l’écart maximal entre les âges est de 14 pour le plus jeune et de 71 pour la personne la plus âgée.

28 ateliers, cinq stages et d’innombrables répétitions.

« Pour moi, c’était une expérience extraordinaire », commente Elsa, une des séniors du projet, « Cela m’a permis de rencontrer beaucoup de personnes et de faire des choses que je n’ai jamais faites avant, comme par exemple improviser ». Une expérience que partage aussi Christiane, une participante un peu plus jeune. Car dans les ateliers, le travail était intensif dès la première session. Avant même de songer de monter sur scène, il fallait d’abord un corpus de textes. Celui-ci s’est construit petit à petit sur base d’extraits de vidéos tournées au cours des ateliers. Les participant-e-s racontaient leurs expériences de vie personnelles, dans des groupes réduits et sur des thèmes précis. C’était la première phase de création de « Regards – Eng richteg Geschicht ? ».

D’ailleurs, détail intéressant : la véracité des choses racontées au cours de ces sessions importait peu, l’important c’était d’avoir quelque chose à raconter. Car, c’est par nos histoires, par les histoires qu’on raconte et qu’on se raconte à soi-même que l’identité est construite. Un phénomène amplement décrit par le philosophe français et protestant Paul Ricoeur, dans ses oeuvres « Temps et Récit » et « L’identité narrative » – un concept qui réduit le problème identitaire au narratif et le dérobe au passage de toute notion essentialiste qui voudrait que chaque identité, qu’elle soit personnelle ou nationale, voire européenne, soit construite en référence à quelque chose qui dépasse l’individu. En ce sens, la création de « Regards – Eng richteg Ge-schicht ? » est la mise en oeuvre de ce concept philosophique. Et en plus, ça fonctionne.

A partir des vidéos donc, Betsy Dentzer et son équipe ont construit la pièce. Elle raconte : « Ce n’est pas une pièce linéaire qui raconte une histoire avec des personnages qui évoluent, mais une suite de tableaux qui comportent une multitude de petites histoires arrangées. C’est pourquoi notre scène se composera essentiellement de deux éléments hautement symboliques : l’arbre, d’abord pour signifier la vie et le passage des générations et le parc, dans lequel se trouve l’arbre, pour le lieu de rencontre entre les générations et les gens d’origine différente ». Car forcément dans un pays comme le Luxembourg, l’apport interethnique d’un tel projet vient par lui-même, il ne faut vraiment pas forcer les choses. C’est d’ailleurs pourquoi pas moins de sept langues différentes seront parlées sur scène et que la pièce sera sous-titrée en français. « Pour les autres langues, comme l’ukrainien par exemple, elles ne sont pas utilisées de façon à ce qu’on ait besoin de les comprendre pour suivre la scène », explique Betsy Dentzer.

Dans la scène répétée pour la petite représentation de presse, à laquelle on a eu droit d’assister, ce sont des objets qui jouent le rôle principal. Les personnages se rassemblent autour d’une nappe située à ras le sol et racontent comment leur objet les a rendus libres ou heureux. On y retrouve des bibelots, des bijoux, mais aussi la pilule contraceptive. Rebondissant sur cet exemple, une participante explique : « C’était très important pour moi de voir toutes ces choses, pour mieux comprendre ce qui a changé et pour surtout pour mieux me situer moi-même ».

D’ailleurs, le plus intéressant, en voyant évoluer les volontaires du projet, c’est de voir comment ils se respectent : « L’amour et le respect, c’est ce que nous partageons le plus », est une phrase qui revient souvent. C’est le biotope idéal pour dissoudre les préjugés de toutes sortes. D’ailleurs si les « vieux » disent avoir appris surtout que les jeunes d’aujourd’hui sont d’une très grande maturité, ce qui en a étonné plus d’un, les jeunes ont tiré beaucoup de profits des « livres d’histoire vivants » que sont leurs compères sur ce projet extraordinaire.

En somme « Regards – Eng richteg Geschicht ? » comporte encore une autre dimension théâtrale hors du commun : c’est certainement une des rares pièces où les répétitions ont compté plus que les représentations sur scène. Car une chose est sûre, c’est une expérience qui se prolongera loin au-delà du projet tel qu’il est. Ou, comme l’a formulé une participante : « La moyenne d’âge de mes meilleures copines s’est largement élargie depuis ce projet ».

Représentations les 6,7, 8,10 et 12 juillet au centre culturel Kulturfabrik à Esch.


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