Personne au Luxembourg ne connaît aussi bien Don Giovanni de Mozart que Marc Rollinger. A quelques mois de la sortie d’un film au sujet de cet homme étonnant et attachant, la woxx vous en propose un portrait.
Pas facile à suivre Marc Rollinger. Pas facile à vivre, diront d’autres. Une question que lui ne se pose pas ainsi. Depuis le 8 mars 1975 – date à laquelle il a vu le jour – la facilité de vivre, il la façonne d’une manière différente. D’une manière que les « chéris par Dieu », comme il se plaît à qualifier celles et ceux gâtés en tous sens par la nature (ou par Dieu), ne perçoivent pas forcément. Peut-être y a-t-il en fin de compte une justice immanente : l’on ne peut jamais tout avoir. Et avoir moins peut mener à plus.
Résumer ainsi la vie de Marc Rollinger serait une gageure, mais il est impossible de l’ignorer. Si c’est Dieu qui peut être considéré comme responsable d’avoir infligé à l’organisme de Marc le chrétien la sarcoïdose, une maladie rare et auto-immune, ce sont bien les humains qui ont manqué l’occasion de la traiter à temps. Quatre ans après sa naissance, les médecins hésitaient : il n’y avait qu’un pour cent de chance que Marc soit porteur de cette maladie. Ils ont opté pour un traitement adapté à l’autre maladie possible et statistiquement plus probable. « Pas de bol, c’était l’autre ! », commente-t-il aujourd’hui. Depuis, sa confiance dans la médecine est tout aussi relative que la part de spéculation que se permettent les maîtres de cet art. D’autant plus qu’en bon patient, les errements, les diagnostics foireux, il connaît. Et comme il semble qu’il faille qu’il y ait un sens quelque part, même de la manière la plus absurde, il fallût qu’une autre maladie l’atteigne, auto-immune elle aussi, pour contribuer à annuler le lourd traitement de la première. Comme une épée salvatrice à double tranchant.
A double tranchant, c’est ainsi qu’il semble mener sa vie. A tel point qu’un documentaire financé par le « Film Fund », et qui devrait paraître à l’automne, lui a été dédié. Pendant de longs mois, une équipe de tournage a suivi Marc dans son monde parallèle, son autre vie, à travers les principales villes d’Europe pour y assister à des représentations de son opéra fétiche : Don Giovanni. Ce documentaire tourne autour de quatre protagonistes : Marc Rollinger, Roi-Soleil de sa propre vie, Don Juan et son domestique Leporello, ainsi qu’une quatrième personne, qu’il qualifie lui-même de « personne la plus importante de ma (sa) vie ». Les amateurs (et qui sait, les amatrices) d’un certain genre de cinéma y reconnaîtront ce jeune homme musclé : il s’agit de l’Alsacien Jordan Fox (oui, c’est un pseudo), considéré à la fois comme l’étoile montante du cinéma porno gay et comme le cérébral d’un milieu superficiel. Et si Fox n’avait été torse nu la plupart du temps en compagnie de Marc, le film n’aurait pas été intitulé « The Naked Opera », mais comme Marc l’aurait préféré, « Der Leporello-Mann ». Un compromis avec la production, pour laquelle le titre en anglais et le terme « naked » résonne bien plus « bankable » que l’évocation d’un nom que seuls les mélomanes auraient reconnu.
Insistons : vous aurez compris que Marc est homosexuel. Est-ce important de le mentionner ? Lui estime que oui : « Je ne partage pas du tout l’idée que l’orientation sexuelle serait une chose `privée‘. Elle conditionne les relations humaines : en tant qu’homosexuel, mon rapport à un homme est différent de celui à une femme. C’est aussi une marque de respect envers mon interlocuteur ou mon interlocutrice de lui laisser savoir `à qui il ou elle a à faire‘ ». Pour autant, il tient à préciser : « N’écris en aucun cas que je `revendiquerais‘ mon homosexualité ! Ce que je revendique, c’est par exemple ma chrétienneté. » Marc est comme ça : il a horreur du manque de courage par rapport à sa propre vérité, mais pense qu’on ne peut que revendiquer ses choix et non pas une nature, fruit du hasard.
Jésus selon Marc
Chrétien catholique ? « Chrétien par conviction, catholique par habitude », répond-il. Il en est persuadé : sa foi est plus un choix que le fruit du hasard qui l’a fait naître dans une partie du monde, en l’occurrence le Luxembourg, où cette religion est dominante. Nous nous souvenons que son rapport à la religion n’a pas toujours été aisé. Notamment par rapport à sa sexualité. Mais désormais, il en est certain : la vraie foi chrétienne n’est pas homophobe. Au contraire même. Lui qui lit la Bible – il déchira, il y a des années de cela, les passages homophobes – aime, en bon historien, la prendre en exemple. Et de sortir l’Ecriture sainte, de l’ouvrir à l’évangile de son homonyme, saint Marc, chapitre 14, versets 50 à 52, faisant référence à la trahison par Judas et à l’arrestation du Christ : « Et tous l’abandonnèrent et prirent la fuite. Or un jeune homme le suivait, enveloppé d’un drap sur son corps nu, et on l’arrêta ; mais il lâcha le drap et s’enfuit nu de leurs mains. » Ces versets, faisant immédiatement suite au « baiser » de Judas, ne sont pas innocents. « Pour quelle raison saint Marc aurait-il mentionné ce jeune homme uniquement vêtu d’un drap et s’échappant nu ? Ils sont en fait inutiles et n’apportent aucune information ne serait-ce pour indiquer que Jésus n’était non pas homophobe, mais homosexuel », affirme-t-il.
Sauver l’humanité, exalter les vertus et s’adonner à l’amour entre hommes : le christianisme n’en est en effet pas à une (apparente ?) contradiction près. Pour Marc, la foi tourne essentiellement autour d’un grand principe : la bonté ou la miséricorde. Le tout couronné par une haute estime de la dignité des autres et aussi de la sienne. Les contradictions de sa vie apparaissent tout au plus dans les codes de comportement. Ainsi, l’ancien étudiant militait tout aussi bien au sein de l’Aluc (Association luxembourgeoise des universitaires catholiques) qu’il cofonda la troupe de théâtre ILL (Independent Little Lies), à la réputation gauchiste ou du moins de « critique sociale ». Il a aussi été membre du CSV – il fut même un temps l’attaché parlementaire d’Erna Hennicot-Schoeppges, alors députée au parlement européen. Là encore, alors qu’il travaillait à la rédaction d’un nouveau programme fondamental du parti, il n’hésitait pas, lors de soirées abreuvées, à inviter dans sa belle demeure familiale un mélange hétéroclite et potentiellement explosif de jeunes de gauchistes, d’artistes et de membres du parti de Juncker. Mélange des genres et pari risqué : réactionnaire aux yeux des uns, anticonformiste suspect aux yeux des autres. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agissait alors pas pour lui de s’adonner au jeu de la provocation : il y invitait les personnes qu’il appréciait et qui constituaient le kaléidoscope de sa vie. Entre-temps, il a quitté le CSV, parti dont il s’était éloigné de plus en plus, et vient de rejoindre… celui des Pirates !
Ses multiples facettes n’ont pourtant pas toujours fait l’unanimité, au contraire. Un caractère bien trempé et parfois trop franc, des prises de position parfois peu consensuelles : le groupe d’amis de « Rolli », hormis quelques irréductibles, a connu bien des ressacs. Peu lui en chaut, semble-t-il. L’on serait ainsi amené à croire que celui qui dédie une bonne partie de ses loisirs à Don Juan, dormant dans des hôtels luxueux et parcourant le patrimoine historique du vieux continent, se soit piqué d’un mimétisme pour le maudit séducteur espagnol. Il est en tout autrement : il voit en Don Juan un arrogant peu flamboyant, qui rejette Dieu mais prend peur au dernier moment, lorsque le Commandeur l’envoie en enfer, tandis que Leporello, s’il n’a rien d’héroïque, reste un témoin des agissements de son maître.
Si au premier abord, Rollinger peut apparaître comme un cynique et un jouisseur narcissique, donnant ainsi une image fausse de lui-même, c’est justement parce qu’il ne se moque pas de tout et de n’importe quoi. Sauf qu’il a vite dû apprivoiser ses limites : 25 années de traitement à la cortisone, cela ronge les os et rend la peau vulnérable. Don Juan se moquait de la chute jusqu’à ce qu’elle devienne inévitable. Rollinger par contre la redoute, sentant quotidiennement chaque bout de métal qu’il a fallu lui insérer dans le corps. S’il ne s’en plaint pas, cette conscience, dès l’adolescence, que son existence pouvait basculer à la moindre inattention, l’a rendu d’autant plus conscient de chaque moment vécu, comme de chaque minute perdue lors de rencontres vaines, de déceptions ou en s’ennuyant. Et l’a incité à lutter pour mériter le respect. Car la roue tourne. Ce que le choeur final de l’oeuvre de Mozart n’hésite pas à rappeler : « Questo è il fin di chi fa mal ; E de‘ perfidi la morte alla vita è sempre ugual ! »*
*« Ceci est la fin de celui qui fait le mal ; Et la mort du perfide est toujours égale à sa vie! »