PRESSE SOUS PRESSION (4): La troisième voie

Les problèmes de financement de la presse papier et le défi internet sont la cause de beaucoup de soucis. Il reste pourtant des voies à explorer, même si celles-ci impliquent une vue du métier et une valorisation du travail du journaliste différentes.

Partager avec le lecteur au lieu de l’informer uniquement, c’est une des voies pour sauver les médias traditionnels.

Dans le cadre de la dégringolade des éditions St. Paul, la plus grande maison de presse luxembourgeoise, qui s’apprête cette semaine à entamer le licenciement de 74 personnes, le syndicat maison de l’entreprise, le LCGB, va demander dans un entretien avec le premier ministre Jean-Claude Juncker de déclarer la presse « secteur en crise » – dans un futur proche, on peut parier que les mauvaises nouvelles ne vont pas cesser de tomber. D’un côté, ce geste ne fait que rendre hommage à une réalité de plus en plus âpre pour les grands groupes de presse – la disparition de la « Voix du Luxembourg », de « Point 24 » ou encore, comme le veut la rumeur, du supplément cinéma « Graffiti » de la concurrence – de l’autre, c’est aussi un aveu d’impuissance et de manque de créativité face à un métier qui est depuis une dizaine d’années dans un processus de profonds bouleversements.

Mais est-ce vraiment une fatalité ? Certes, la disparition continuelle de titres de presse qu’on a cru indestructibles comme le « Financial Times Deutschland », un titre de référence pourtant, ou encore de la « Frankfurter Rundschau » – le quotidien de référence des sociaux-démocrates allemands – laisse soupçonner un changement de paradigme. Surtout, que la mort de la « Rundschau » pourrait devenir un cas d’école. Selon les dires d’anciens journalistes du quotidien qui se sont exprimés dans d’autres médias comme la « taz », le grand péché de la direction aurait été de vouloir rester compétitif coûte que coûte, sans pourtant changer la façon d’envisager la composition du journal, ni la façon d’envisager le journalisme. La sous-traitance de rubriques trop coûteuses a semblé être la pharmacopée idéale pour combattre le virus de la baisse des ventes. Avec comme résultat que la « Rundschau » a perdu en qualité journalistique et n’était en fin de compte qu’un tabloïde en plus – et un tabloïde de trop. En ne se concentrant que sur la transmission de nouvelles, le quotidien – qui avait connu la crise avant ces évolutions déjà, il est vrai – s’est en quelque sorte suicidé. Car il a raté la plus importante évolution du métier de journaliste de ces dernières dix années : de transmetteur de nouvelles, il est devenu navigateur.

Car voilà ce que l’internet a apporté à la société : aucune génération auparavant n’a eu un tel accès libre à un maximum d’informations en même temps. Le consommateur de la toile est submergé en permanence d’un newstream dans lequel il a parfois du mal à s’orienter. Cette disponibilité a changé le paradigme du métier : un journal ne peut plus fonder son existence sur la simple transmission d’informations. Au contraire, s’il veut survivre, il doit servir de guide à son lecteur, lui montrer comment telle ou telle information lui est parvenue, raconter l’histoire derrière la brève d’une agence de presse et donner une interprétation.

De transmetteur en navigateur

Bref, le journaliste ferait mieux de se concentrer sur ce que le sociologue Max Weber voyait comme son rôle primordial : celui du politicien et du polémiste. En abandonnant la prétendue objectivité ou neutralité de la presse, qui de toute façon n’a jamais été qu’une gigantesque hypocrisie, il peut même gagner en estime par rapport à son lecteur, en lui disant : regarde, je ne suis certainement pas neutre, mais honnête sur mes intentions. Une honnêteté qui est devenue une denrée rare, tant la confiance entre lecteur et rédacteur a souffert.

Mais faire un travail d’analyse et de transmission ne peut pas être l’unique vocation journalistique du futur. Nous aurons toujours besoin d’histoires bien recherchées qui ne feraient pas la « une » sans qu’un journaliste aille voir derrière les coulisses du pouvoir. Si la chasse permanente au scoop a aussi dévoilé certaines des faces les plus dégoûtantes du métier, elle reste pourtant aussi une motivation pour questionner la réalité telle qu’on nous la présente. Une motivation qui dépend aussi du facteur financier. Non que les retombées d’un scoop aideraient à la survie d’un journal, mais la question est plutôt à poser dans le sens inverse : qui profite du « crime » ? Et nous voilà au coeur d’une polémique qui devrait en fait interpeller chaque lecteur quand il se décide à lire tel ou tel journal. Qui se cache derrière cette structure et pour quel groupe d’intérêt travaille-t-il ? Les dépendances et les accointances entre journalistes et hommes politiques, mais aussi avec des capitaines de l’économie, n’ont pas pour rien été montrées du doigt dans chaque discussion sur la crise de la presse.

Par conséquent, les médias indépendants devraient avoir la cote. Mais qu’est-ce qu’un média indépendant ? Un début a été tenté en France, où, le cas particulier du « Canard Enchaîné » mis à part, plusieurs webmédias ont enrichi le paysage médiatique : mediapart.fr, fondé par Edwy Plenel, l’ancien directeur de la rédaction du « Monde », Rue89, un projet de plusieurs anciens du « Monde » et de « Libération », racheté depuis par « Le Nouvel Observateur » et owni.fr. Ce dernier cas est intéressant car peu connu des grands médias, mais pourtant primé par plusieurs prix et doté d’un modèle de financement peu commun : en fait, le média se finance par une boîte de communication qui n’existe en première ligne que pour assurer la survie du site de journalisme. Mais ce modèle n’est malheureusement pas à l’abri des aléas du marché : ainsi, la boîte de communication vient d’être rachetée et ne veut plus financer owni.fr. La rédaction a donc demandé à ses « clients » comment ils voulaient faire pour assurer le futur de « leur » média. La réaction : un système de paiement en ligne, mais pas obligatoire. On paie ce qu’on peut, et ce qu’on veut. Cela lui évite les « paywalls » – exploités par d’autres grands titres comme le « New York Times » par exemple, qui ont des effets négatifs : outre le coût de l’installation d’un tel mur, les lecteurs ne semblent pas apprécier le fait d’être obligé de payer pour leurs informations.

Le village gaulois entre vos mains

Ce système de donation volontaire est déjà exploité ailleurs, en Allemagne avec la présence web du quotidien de gauche « taz ». Ici, ce sont deux systèmes parallèles qui permettent au lecteur d’honorer le travail du journaliste en ligne : le système « flattr » et le système maison appelé « taz zahl ich ». Si l’internaute apprécie un article, il clique sur un des deux boutons et fait une micro-donation qui est reversée au fond de recherche du quotidien. Une autre particularité du « taz » est qu’il appartient entièrement à ses lecteurs. Le capital du journal consiste en des participations que chaque personne peut acheter et en contrepartie, il reçoit quelques extras. Ce système de coopérative est aussi à la base de l’hebdo suisse « WOZ », qui a tout de même un lectorat de 400.000 personnes. L’avantage, c’est que la combinaison entre un journal papier qui appartient à son lectorat – par le biais de ce vieux système de coopérative – et une page internet où l’on peut payer ce qu’on veut, en plus de créer un lien intense et une fidélisation hors du commun, fonctionne. Car ni le « taz » ni le « WOZ » ne semblent être menacés par le dépôt de bilan, même si la crise les touche aussi.

Et au Luxembourg ? Et bien oui, cela existe aussi. Vous le tenez même entre vos mains – le seul journal qui appartient à une coopérative et donc aux lecteurs, détenteurs de parts, et non pas à des partis ou des fondations obscures, c’est bien le « woxx ». Certes, avec les années, le système de la coopérative et surtout son esprit de communauté avec son lectorat ont pris quelques rides. Mais la crise, mot qui veut dire chance en chinois, est le moment idéal pour redécouvrir la belle solidarité qui a rendue possible l’existence de l’ex- « Gréngespoun ». En tout cas, la rédaction du « woxx » et le collectif qui nous supporte au quotidien est déterminé à renouer les liens avec le lectorat intéressé à agrandir la coopérative. C’est pourquoi, le 20 janvier de l’année qui vient, nous invitons à une assemblée générale extraordinaire tous nos coopérateurs et celles et ceux qui veulent le devenir. A cette occasion, nous dévoilerons aussi nos plans d’avenir et nos idées pour rendre le « woxx » encore meilleur et plus visible. Car en cette période incertaine, il faut des médias indépendants. Depuis sa création, le « woxx » a la vocation d’être une voix à part dans un paysage médiatique contrôlé en grande partie par des intérêts économiques et politiques. En d’autres mots : la crise, ce n’est que le début !


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