PLAIDOYER: Pour un cours ayant la religion comme matière

Dans son essai, le philosophe Norbert Campagna met en évidence la place que la religion revêt à côté de la philosophie et de l’art. Et propose un cours sur le fait religieux – qui traiterait de toutes les religions.

Dans le numéro 1249 du woxx (10 janvier 2014), Luc Caregari fait la proposition suivante : « Anstatt Religionsunterricht und ‚morale laïque‘ in einen Werteunterricht zu verwandeln, sollten beide Fächer einfach abgeschafft und durch mehr Kunst- oder Philosophiestunden ersetzt werden. » Le professeur de philosophie que je suis devrait en principe se réjouir qu’on veuille accorder plus d’heures à la discipline qu’il enseigne. Mais je ne suis néanmoins pas d’accord avec la proposition de Luc Caregari, et je voudrais dans ce qui suit brièvement présenter quelques arguments parlant en faveur d’un cours spécifique ayant la religion pour matière – cours pour lequel il faudra trouver un nom approprié.

Il est un fait que, depuis la nuit des temps, les êtres humains se posent des questions touchant à des objets qui dépassent radicalement la sphère de ce à quoi nos sens ou notre raison peuvent avoir accès et connaître. L’expérience de l’énigmaticité de l’être est, dirais-je, consubstantielle à la nature humaine, du moins telle que nous la connaissons, et il serait illusoire de croire que la science parviendra un jour à répondre à toutes les questions. La science renonce d’ailleurs d’elle-même à poser certaines questions, consciente du fait qu’elles dépassent le cadre qu’elle s’est elle-même créé. Les théories scientifiques n’étudient pas un objet qui existe indépendamment d’elles, mais elles créent l’objet qu’elles étudient, en faisant consciemment abstraction de nombreuses caractéristiques de l’objet réel.

La religion, tout comme l’art et la philosophie, a été un type d’expression de cette énigmaticité radicale de l’être, une manière de donner forme à ce qui, à proprement parler, est indicible. En ce sens, l’expression religieuse fait partie de notre nature humaine, et en ce sens, ce serait faire l’impasse sur un aspect de cette nature que de ne pas aborder de manière spécifique ce genre d’expression. Lorsque les hommes affirment l’existence d’un Dieu, leur affirmation ne doit pas être prise comme une description de l’univers – comme s’ils affirmaient l’existence de trous noirs ou de la matière sombre -, mais comme l’expression d’un ressenti existentiel.

Lorsque les hommes affirment l’existence d’un Dieu, leur affirmation ne doit pas être prise comme une description de l’univers – comme s’ils affirmaient l’existence de trous noirs ou de la matière sombre -, mais comme l’expression d’un ressenti existentiel.

Si tel est le cas, les catégories du Vrai et du Faux n’ont pas leur place en religion, à moins de leur donner une signification spécifique. Aucune religion n’est vraie. De même d’ailleurs qu’aucune expression artistique n’est vraie. Canaletto, Vermeer et les impressionistes ont dépeint des villes, mais chacun d’une manière différente. Mais tous ont essayé de donner expression à un ressenti.

Dans ce contexte, il est intéressant que Luc Caregari rapproche la religion, l’art et la philosophie. Pour le philosophe allemand Hegel, les trois expriment la même chose, mais chacun d’une manière différente. L’art reste dans le concret – Hegel l’a écrit au début du 19e siècle -, la religion s’élève déjà vers l’abstrait, mais sans pouvoir entièrement se dégager du concret, et seule la philosophie parvient à exprimer de manière adéquate la vérité ultime des choses. Pour ce qui est du rapport entre religion et philosophie, Hegel n’innove pas, car le philosophe musulman Al-Farabi affirmait déjà au 10e siècle de notre ère que la religion exprimait de manière concrète (et dès lors forcément inadéquate) pour le peuple, ce que la philosophie exprimait de manière abstraite (et dès lors adéquate) pour les intellectuels.

Loin de moi l’idée que la philosophie détienne la vérité ultime. Elle n’en est tout au plus que la recherche. Comme toutes les autres disciplines humaines, elle cherche à mettre de l’ordre dans ce chaos que sont nos sensations, nos sentiments et nos pensées. Une mise en ordre qui se fait par le discours. La philosophie, comme la science, comme l’art, comme la religion, est créatrice de mondes, et chaque monde exprime notre humanité. Les mondes dans lesquels nous vivons sont des mondes créés par l’esprit humain.

Si tel est le cas, un cours de religion pourrait servir à enseigner les modalités qui président à la création du monde religieux et les sensations, sentiments et pensées que ce monde met en ordre. Et de même que le professeur d’éducation artistique ne cherchera pas à imposer l’impressionnisme comme étant la vérité en matière d’art, et le professeur de philosophie ne cherchera pas à imposer le rationalisme comme étant la vérité en matière de théorie de la connaissance ou le matérialisme comme étant la vérité en matière d’ontologie, le professeur de religion ne devra pas chercher à imposer le christianisme comme étant la vérité en matière de religion.

Si cours traitant de religion il y a, ce cours devra présenter un type de discours et traiter sur un pied d’égal respect toutes les formes concrètes et nécessairement historiquement situées qu’a pris ce discours. Il s’agira de voir ce que toutes ces formes cherchent à exprimer, chacune à sa manière et selon le contexte dans lequel elle a pris forme. Cela étant le cas, la religion catholique devra figurer comme un discours religieux parmi d’autres, pas plus vrai que l’islam, le judaïsme, les religions animistes, l’hindouisme, etc. Et la conséquence sera que l’Eglise catholique devra abandonner son contrôle sur ce cours. Et tous les élèves, quelle que soit leur confession, devront participer au cours, de même qu’aujourd’hui tous les élèves participent au cours de philosophie.

Si un cours spécifique ayant la religion pour matière permettra de connaître les religions, un tel cours permettra aussi de se connaître soi-même en tant qu’être humain et de se confronter à ce qu’une société de plus en plus techniciste – uni-dimensionnelle, comme le disait Marcuse – cherche à évacuer : l’énigmaticité, ce qui échappe à tout contrôle et à tout pouvoir, et qui de ce fait même permet de remettre en question toute velléité totalitaire du pouvoir. On oublie trop souvent que le recours à Dieu n’a pas seulement été un moyen d’opprimer le peuple, mais aussi un moyen de s’opposer au pouvoir.


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