Dans « Sapiens: A Brief History of Humankind », Yuval Noah Harari survole l’histoire humaine et pose les questions que ses collègues abordent rarement. Rencontre avec un historien hétérodoxe.
woxx : Votre livre couvre l’ensemble de l’histoire de l’humanité, y compris le futur de notre espèce. Comment un spécialiste de l’histoire médiévale tel que vous a-t-il décidé d’entreprendre un projet aussi exhaustif ?
Yuval Noah Harari : Lorsque j’étais adolescent, j’étais très perturbé par le fait de ne pas comprendre ce qui se passait réellement dans le monde et, au fond, quel était le sens de la vie. Je m’en suis confié à mes parents, mes professeurs et d’autres adultes, mais j’ai été choqué de constater qu’ils n’avaient aucune réponse. Encore plus étrange, ils ne semblaient même pas s’y intéresser. Ils se souciaient de l’argent, de leur carrière, de la situation politique… mais pas du sens de la vie. Je me suis promis d’atteindre l’âge adulte sans me précipiter dans le tourbillon des petites choses triviales de l’existence. Ecrire ce livre était donc le moyen de tenir cette promesse.
Vous vous aventurez même au-delà de l’histoire, en parlant de biologie notamment.
Je ne voulais pas mentionner une longue liste de dates et de noms, mais plutôt déchiffrer les mécanismes profonds de l’histoire, pour comprendre comment notre réalité présente a été forgée. Comment en sommes-nous arrivés à croire en des dieux, dans l’individualisme ou dans les droits humains ? Pourquoi vivons-nous tous dans des Etats-nations ? Pourquoi le capitalisme est-il devenu le système économique dominant ? Pourquoi, alors qu’ils s’opposent sur la politique ou sur la religion, tous les êtres humains croient en l’argent ? Pour répondre à ces interrogations, il me fallait inclure des études d’autres disciplines, comme la biologie. Après tout, Homo sapiens est un animal, et le comprendre sans recourir à la biologie est impossible. Bien sûr, cette discipline ne peut expliquer la Première Guerre mondiale ou la crise économique actuelle, mais elle représente une fondation sur laquelle l’histoire s’appuie.
« L’idée qu’il pourrait y avoir d’autres espèces humaines choque nombre d’entre nous. »
Vous indiquez qu’Homo sapiens est maintenant la seule espèce humaine sur terre, alors que ça n’a pas toujours été le cas. En quoi est-ce un point de départ important ?
L’idée qu’il pourrait y avoir d’autres espèces humaines choque nombre d’entre nous. Cela renforce la croyance erronée que nous sommes complètement différents des autres animaux : pendant des milliers d’années, les religions comme le judaïsme ou le christianisme nous ont encouragés à voir les êtres humains et les animaux comme séparés par une sorte de fossé infranchissable. Mais, il y a 50.000 ans, ce qui représente une broutille en termes d’évolution, il y avait au moins six espèces humaines différentes. Exactement comme il y a aujourd’hui plusieurs espèces d’ours – ours polaires, grizzlys ou ours bruns -, Homo sapiens cohabitait avec les hommes de Neandertal ou les Dénisoviens. Imaginez comme notre conception du monde pourrait être différente si au moins une de ces espèces avait survécu : la Genèse soutiendrait-elle que l’homme de Neandertal descend aussi d’Adam et Eve ? Les prêtres clameraient-ils que les bons hommes de Neandertal vont au paradis et les mauvais en enfer ? Et qu’en serait-il du communisme et du libéralisme : demanderaient-ils l’égalité ou la liberté pour tous les humains ou seulement pour l’espèce Homo sapiens ? Aurions-nous des hommes de Neandertal dans l’arène politique ?
Il y a 70.000 ans, l’être humain a amorcé sa « révolution cognitive ». C’est également un point important de votre réflexion.
Homo sapiens a en effet développé de nouvelles capacités cognitives pour penser, apprendre et communiquer, ce qui lui a permis de coopérer avec un nombre élevé de congénères. C’est ce qui lui a permis de devenir, alors qu’il n’était qu’un simple singe insignifiant, l’une des espèces les plus puissantes de la planète, et de créer les premières sociétés complexes. La révolution cognitive marque donc la limite entre biologie et histoire. Avant, les humains étaient des animaux plutôt normaux dont la biologie gouvernait les actions – après, ils appartiennent à l’histoire.
Vous indiquez que, après cette révolution, les « réalités imaginaires » se sont trouvées au coeur des organisations humaines.
Homo sapiens est capable de créer des réseaux de coopération de masse, dans lesquels des millions de parfaits étrangers travaillent au même objectif. Mais, en tête-à-tête, il faut bien constater que nous sommes très similaires aux chimpanzés : essayer de comprendre notre rôle unique sur la planète en étudiant notre cerveau, notre corps ou nos relations familiales est voué à l’échec. La véritable différence entre nous et les chimpanzés, c’est ce ciment mystérieux qui lie des millions d’êtres humains ; et ce ciment, il est fait d’histoires, pas de gènes. Nous coopérons avec de parfaits étrangers car nous croyons en des dieux, des nations, l’argent ou les droits humains. Mais aucune de ces choses n’existe réellement, à part dans l’imaginaire commun des êtres humains.
C’est-à-dire ?
Jamais je ne pourrai convaincre un chimpanzé de me céder une banane en lui promettant que, après sa mort, il aura droit à des bananes à profusion au paradis des chimpanzés. Seul Homo sapiens peut croire à une telle histoire. C’est pourquoi nous dominons le monde, et les chimpanzés sont enfermés dans des zoos et des laboratoires de recherche. Si cela semble bizarre, pensez donc à des sociétés commerciales telles que Peugeot, Toyota ou Google. Que sont-elles exactement ? Pas les personnes qui y travaillent, ni les dirigeants, ni les actionnaires, ni les bâtiments. Ceux-ci pourraient être détruits, les travailleurs licenciés, les dirigeants remplacés et les actionnaires changés – ces entreprises continueraient d’exister. Les sociétés commerciales sont une fiction légale. Elles sont inventées par des avocats, et n’ont d’autre existence que dans notre imagination. Pourtant, elles représentent une des forces les plus puissantes sur terre.
Acceptez-vous le qualificatif de « postmoderne », vous qui vous donnez pour mission de déconstruire le mythe des valeurs universelles ?
Jusqu’à un certain point. Je souscris au postulat du postmodernisme qui considère les images comme essentielles dans la marche du monde, et j’adhère à sa volonté de déconstruire les mythes. Mais je préfère me distancer de ce mouvement sur quelques points essentiels : le postmodernisme est un processus de pure déconstruction, et donc à la longue un exercice intellectuel stérile ; il ne propose pas non plus grand-chose à la place des mythes qu’il déconstruit. Personnellement, je crois aux épopées : j’en ai d’ailleurs écrit une.
En quoi croyez-vous encore ?
Je ne pense pas que tout ne soit qu’images. Il existe des choses réelles dans le monde. C’est d’ailleurs la question qui me travaille le plus : qu’est-ce qui est véritablement réel ? Mon opinion est que, pour donner un début de réponse, il faut se poser la question de la souffrance. Les mythes peuvent faire souffrir à grande échelle, et cette souffrance est bien réelle. Donc, si vous voulez savoir si quelque chose est réel ou pas, posez-vous la question : est-ce que ça peut souffrir ? Une nation ne peut souffrir, même si elle perd une guerre. Une banque ne peut souffrir, même si elle fait faillite. Ce sont des réalités imaginaires. Les êtres humains, eux, peuvent souffrir, tout comme les éléphants ou les poules : ils sont donc bien réels.
Dans le chapitre consacré à la « révolution agricole », il y a 12.000 ans, vous expliquez que celle-ci a dégradé profondément la vie des chasseurs-cueilleurs. Selon vous, ce serait « la plus grande imposture de l’histoire ». Ces mots ne sont-ils pas un peu forts ?
« C’est un scandale que des centaines de millions de personnes mènent une vie plus dure que celle de leurs ancêtres. »
J’ai en fait emprunté ce terme à Jared Diamond, qui la qualifie de « plus grande erreur de l’histoire » (dans un article de Discover Magazine en 1987, ndlr). C’est une expression qui porte à controverse si l’on se place du point de vue de la classe moyenne dans notre société aisée du 21e siècle. Mais elle prend tout son sens si l’on adopte le point de vue d’un paysan chinois au Moyen Age, ou celui d’une employée dans un atelier textile au Bangladesh aujourd’hui. Leur vie est bien plus difficile que celle d’un chasseur-cueilleur il y a 20.000 ans. Après des milliers d’années de progrès technologique et social, c’est un scandale que des centaines de millions de personnes mènent une vie plus dure que celle de leurs ancêtres. Que préféreriez-vous : travailler douze heures par jour, sept jours sur sept, dans une usine bruyante et polluée qui produit des jouets pour les enfants européens, ou partir en forêt pour cueillir des champignons, escalader des arbres pour cueillir des fruits ou courir après des lapins ou des gazelles ?
Selon vous, nous vivons maintenant dans un monde unifié par trois puissantes réalités imaginaires : l’argent, la religion et les empires. La mondialisation était-elle donc inévitable ?
A long terme, elle était en effet inévitable. Elle correspond à la direction de l’histoire depuis des millénaires. Le meilleur moyen de s’en persuader, c’est de compter le nombre de mondes humains distincts présents sur la planète. Même si aujourd’hui nous sommes habitués à voir la Terre comme une entité unique, elle a abrité pendant la majorité de l’histoire une constellation de mondes humains isolés. Il y a 10.000 ans, il y en avait probablement des milliers. A notre époque, nous partageons le même système politique : la planète est divisée en Etats reconnus internationalement. Nous avons le même système économique : le marché capitaliste façonne même les territoires les plus reculés. Notre système scientifique est unifié : à Téhéran, Tel Aviv ou Tokyo, les hôpitaux ont la même conception de la maladie et du corps humain. Finalement, nous partageons le même système juridique des droits humains et du droit international, au moins en théorie.
Il y a pourtant quand même des différences.
Certes, la culture mondialisée n’est pas complètement homogène. Tout comme un organisme vivant peut contenir différents organes ou cellules, elle embrasse différents types de styles de vie, du trader new-yorkais au berger afghan. Cependant, ceux-ci sont connectés par une myriade de points communs. Il existe des conflits, mais ils sont menés avec les mêmes concepts et utilisent les mêmes armes. Le véritable « choc des civilisations » tient plutôt du dialogue de sourds. Aujourd’hui, lorsque les Etats-Unis et l’Iran entament une passe d’arme, ils le font avec le langage de l’Etat-nation, de l’économie capitaliste, du droit international et de la physique nucléaire. L’Iran n’est pas une confédération de nomades belliqueux qui partent en guerre avec une nuée d’archers et de sorciers, pas plus que les Etats-Unis ne sont un empire universel défendu par des phalanges de soldats et des prêtres monothéistes. Les deux pays sont des Etats-nations qui
font la guerre avec les mêmes armées, la même science et la même technologie.
« Il aurait été plus simple et bien meilleur pour tous si nous avions gardé les Habsbourg. »
« L’histoire a commencé lorsque les êtres humains ont inventé les dieux, et se terminera lorsqu’ils deviendront des dieux. » Lorsque vous écrivez cette phrase, est-ce pour constater là aussi un destin inéluctable ?
Oui, les avancées technologiques actuelles semblent destiner inévitablement les humains à devenir des dieux. Ce que j’entends par là, c’est qu’ils acquerront des capacités traditionnellement associées aux divinités : vivre éternellement, créer des êtres vivants, se connecter à l’internet avec la pensée ou changer leur corps et leur esprit à volonté. De nouvelles opportunités se présenteront, ainsi que d’épouvantables dangers. Mais il n’y a aucune raison d’être optimiste ou pessimiste ; il faut être réaliste. Cette évolution est en marche, et il est grand temps que nous nous en souciions réellement. La plupart des problèmes auxquels les gouvernements et les citoyens sont confrontés sont insignifiants en comparaison. Oui, la crise économique globale, l’Etat islamique ou la situation en Ukraine sont des problèmes importants ; mais ils devraient être éclipsés par les perspectives d’amélioration de l’humain.
Votre livre cherche à refléter avec objectivité l’état présent de la recherche. Cependant, vous semblez prendre des positions personnelles sur quelques sujets, par exemple une empathie certaine pour la souffrance animale.
Je crois que, même dans ce cas, je décris des positions scientifiques bien étayées plutôt que des opinions personnelles. Il est vrai que ces positions peuvent être non conformistes, et par là apparaître comme mes idées personnelles. Il y a une multitude de preuves scientifiques indiquant que les animaux ont des émotions et des sensations, et que les pratiques de l’agriculture humaine leur causent une souffrance immense.
Et votre goût prononcé pour les empires ?
Je sais qu’il est très démodé de nos jours de parler des empires d’une manière positive. Traiter quelqu’un d’impérialiste est probablement la pire insulte, juste après fasciste. Mais pendant les 2.500 dernières années, l’empire a été le système politique qui a eu le plus de succès, et nous sommes tous ou presque les héritiers d’une culture impériale, en parlant ou rêvant dans une langue comme l’anglais, l’espagnol, le chinois ou l’arabe. Mais peut-être suis-je prédisposé à aimer les empires à cause de mes origines familiales. Je viens d’une famille juive d’Europe de l’Est. Pour nous, la meilleure période a été l’empire des Habsbourg : les minorités y prospéraient. Mon arrière-grand-père a servi dans l’armée de François-Joseph pendant la Première Guerre mondiale. Lorsque l’empire s’est effondré à cause du nationalisme, tout est parti à vau-l’eau : des gouvernements ultranationalistes pendant 20 ans, puis la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste, puis les dictatures communistes… Et à leur chute qu’avons-nous obtenu ? L’Union européenne, une autre sorte d’empire. Il aurait été plus simple et bien meilleur pour tous, pas seulement les Juifs, si nous avions gardé les Habsbourg…
Vous avez évoqué au début de cet entretien vos interrogations adolescentes sur le sens de la vie. Qu’en savez-vous maintenant ?
Le sens de la vie est une histoire imaginaire inventée par notre esprit. Elle change constamment. Même si nous sommes très attachés à sa dernière version, elle ne nous contente jamais réellement : lorsque tout nous semble parfait, notre réaction est de désirer plus. Il est donc inutile de se poser la question du sens de la vie. Mieux vaudrait étudier pourquoi notre esprit, lorsqu’il est confronté à des choses positives, réagit en désirant plus au lieu d’être satisfait.
Voir aussi : L’histoire humaine sur le gril.
Original interview in English.