Interviewé par le woxx, le ministre de la Justice Félix Braz (Déi Gréng) revient sur la politique en matière de stupéfiants des dernières années, les exemples à suivre et les débats à mener, ainsi que sur la réforme pénale qu’il veut entamer.
woxx : Selon l’accord de coalition…
Félix Braz : J’aime bien le fait que vous commenciez en parlant de l’accord de coalition et non du programme électoral de mon parti ! Ça m’étonne toujours qu’on nous renvoie, nous, les membres du gouvernement, toujours vers nos programmes électoraux respectifs. Je suis entièrement d’accord avec le programme électoral de mon parti mais, après les élections, il y a eu des négociations. Le résultat de ces négociations, c’était un accord de coalition – d’ailleurs accepté à l’unanimité par nos adhérents. En tant que membre du gouvernement, je suis là pour réaliser l’accord de coalition.
Selon cet accord de coalition donc, votre gouvernement veut repenser la politique en matière de drogues.
Nous faisons un constat : la politique répressive en matière de drogues a échoué en ce sens que depuis 40 ans qu’elle est appliquée la consommation n’a pas baissé, au contraire. Je n’ai que peu de compassion pour ceux qui font de l’argent avec la misère des autres, pour les dealers purs et durs. Soyons honnêtes : la consommation a augmenté, la vente a augmenté – et la politique suivie, dont le but était d’endiguer la consommation de drogues dures et moins dures, a échoué. Ce constat est clair dans l’accord de coalition. Nous disons ensuite que nous sommes prêts à explorer de nouveaux chemins, sans encore les définir exactement, et que nous souhaitons un large débat sur le sujet. Je pense que le constat de l’échec de la politique répressive et l’orientation vers d’autres solutions sont essentiels.
« La politique répressive en matière de drogues a échoué. »
En ce qui concerne le cannabis, vous renvoyez toujours à l’accord de coalition, qui ne prévoit pas de légalisation. En même temps, vous constatez une nouvelle fois l’échec de la politique répressive. Quelles sont les options qui restent ?
La réponse à cette question, je pourrai vous la donner à l’issue du débat que nous souhaitons mener. Aujourd’hui, je ne vais pas vous dire mon opinion personnelle sur ce qui pourrait ou devrait être la ou les pistes à suivre. Les conclusions seront tirées après la discussion.
Récemment, les organisations de jeunes membres de plusieurs partis se sont regroupées autour de la revendication d’une légalisation du cannabis…
La position du « Cannabis Bündnis Lëtzebuerg » est très nuancée. C’est plus qu’un simple appel à la légalisation ! Son intention, ce n’est pas une nouvelle politique de la drogue pour que tout le monde puisse consommer toutes sortes de stupéfiants. Il fait le même constat que nous – la politique répressive n’a pas porté ses fruits – et envisage une politique qui fonctionne mieux que l’actuelle, afin de freiner la consommation. Il n’est pas dans une approche ultralibertaire du sujet.
Comment voudriez-vous que se déroule le débat sur la politique à mener en matière de drogues ?
Il faut d’abord se poser la question des problèmes de santé publique liés à la drogue. Après, il y en a d’autres : comment le droit pénal peut-il soutenir les objectifs de santé publique en matière de drogues ? Est-ce possible que, par moments, le droit pénal bloque l’intérêt de la santé publique ? Le pénal devrait être au service de celle-ci. Quand des jeunes gens qui consomment, voire consomment et revendent de la drogue, et qui se tournent vers des instances officielles afin de demander de l’aide ont peur de passer en même temps « aux aveux », nous avons un problème. Il y a, comme je l’ai déjà dit, le dealer, pour lequel je n’ai que peu de compassion, mais il y a aussi des gens qui consomment et qui sont dealers pour financer leur consommation. Si ces derniers ont peur de la répression lorsqu’ils se tournent vers des institutions destinées à les aider, cela nuit au but recherché. Il faut qu’on définisse d’abord nos objectifs en termes de politique de santé. Après, nous devrons nous poser la question du droit pénal. Une discussion philosophique du genre « Jusqu’à quel point l’Etat peut-il s’immiscer dans la vie privée des citoyens ? » ne serait pas efficace à mon avis. Ce sont des discussions que tout le monde peut mener, mais, en tant que ministre de la Justice, ça ne me fournit pas les réponses nécessaires à une orientation du droit pénal. Il ne s’agit pas de mener une discussion théorique.
« Comment le droit pénal peut-il soutenir les objectifs de santé publique en matière de drogues ? »
Est-ce que vous vous inspirez du modèle portugais, qui considère les consommateurs de drogues comme des personnes atteintes d’une maladie et non des criminels ?
Quand on parle de modèles différents, il faut se rappeler que ces modèles sont toujours appliqués dans un contexte spécifique. Il n’y a pas que le Portugal : il y a aussi d’autres pays, comme les Pays-Bas, plus récemment l’Uruguay, qui ont choisi une approche libérale, voire très libérale. Or, ces modèles ne sont pas toujours transposables. Bien sûr, nous les suivons de près et nous analysons leur fonctionnement : est-ce que ces modèles fonctionnent ? Quels sont les résultats ? Mais aussi : quelle est la situation de départ ? Avec des situations de départ différentes, on n’aura pas forcément les mêmes résultats avec les mêmes moyens. Une certaine prudence est donc de mise. Néanmoins, je trouve que ce sont des exemples intéressants, parce qu’ils existent, parce qu’ils essayent d’emprunter d’autres voies que la seule répression. Je pense que l’analyse de ces exemples pourrait nous fournir des réponses à quelques-unes de nos questions. Si nous partons du constat que le modèle répressif était un échec, alors, forcément, nous allons plutôt nous orienter vers les modèles moins répressifs. La plupart des exemples – à part le hollandais et peut-être le portugais – sont récents et ne nous permettent pas encore de tirer des conclusions définitives. Oui, les exemples qui mettent les intérêts de santé publique au centre de l’attention sont intéressants pour nous, mais nous ne pourrons pas les importer tels quels.
Vous avez cité quelques pays qui ont tourné le dos à la politique répressive des dernières décennies, et ce ne sont pas les seuls. Le Luxembourg a-t-il un retard ?
Oui et non. La pratique au Luxembourg n’est plus à la lettre celle des textes de loi. Bien sûr, nous avons, au Luxembourg, des textes qui punissent aussi bien la consommation que la vente de produits stupéfiants. La consommation est moins punie que la vente, mais elle reste sanctionnée. En ce qui concerne la vente de drogues, la ligne des tribunaux est assez proche des textes de loi. En ce qui concerne la consommation par contre, la pratique des tribunaux est plus éloignée des textes. La consommation simple, en petites quantités, n’est de facto plus punie au Luxembourg. Bien sûr, les tribunaux ne prennent pas uniquement en compte la quantité, mais la situation générale du consommateur. Ils disposent du principe de l’« opportunité des poursuites » (principe selon lequel le parquet décide de poursuivre ou non une infraction, ndlr) et l’appliquent en général de façon à ne plus punir les petits consommateurs. Par contre, si l’on définit « avoir du retard » comme « miser sur la répression », alors oui, le Luxembourg a un retard juridique sur les pays que vous avez cités.
« L’énergie criminelle de ceux qui gagnent de l’argent avec les stupéfiants est un élément déclencheur dans la problématique de la consommation. »
Vous dites que la consommation de drogues « douces » est de facto dépénalisée au Luxembourg. Pourtant, à regarder les bulletins de presse de la police, il ne se passe pas une semaine sans perquisitions, et ce souvent avec de petites quantités comme motif.
La police ne fonctionne pas selon le principe de l’opportunité des poursuites. Elle poursuit les infractions aux lois. Si nous avons une loi qui interdit de consommer de la drogue, et si la police constate une infraction à cette loi, elle doit la signaler au parquet. Celui-ci peut alors décider de poursuivre ou non l’infraction. La police fait son travail conformément à la loi. Si des policiers mettent la main sur des mineurs qui consomment de la drogue, ils signalent ce fait au parquet. Dans le cas de mineurs, une lettre est alors adressée à leurs parents, les invitant à contacter « Impuls » (service thérapeutique pour jeunes consommateurs de drogues, ndlr). Cette invitation est suivie par toutes les familles, sans exception. Chez « Impuls », ils font du bon travail avec ces jeunes. Des jeunes qui ont 12, 13 ou 14 ans… et qui consomment parfois du cannabis ou d’autres drogues en grandes quantités – c’est ça, la réalité ! Le cannabis n’est pas anodin, il faut arrêter de dire ça. C’est une drogue qui peut avoir des conséquences néfastes, surtout consommée dès le jeune âge, régulièrement et pendant longtemps.
Si la police ne dispose pas de l’opportunité des poursuites, le parquet, lui, en dispose. Pourtant, il ordonne des perquisitions.
Lorsque le parquet ordonne une perquisition, c’est probablement qu’il a des soupçons de vente de produits stupéfiants. Quelqu’un qui se promène avec une petite quantité de cannabis peut être un dealer et, en fait, retourner s’approvisionner plusieurs fois dans la journée. Les magistrats du parquet ont une grande expérience et travaillent à charge et à décharge – si une perquisition révèle que la personne en question ne vend pas de drogue, tant mieux pour elle ! Encore une fois : rien que le fait que la police signale de jeunes consommateurs au parquet et que celui-ci leur donne ensuite la possibilité de se tourner vers des services comme « Impuls » s’avère très utile. C’est souvent la lettre du parquet qui avertit les parents de la consommation de drogues de leur enfant. Beaucoup de jeunes consommateurs n’auraient, sans ça, aucune occasion d’entrer en contact avec « Impuls » – avec des conséquences néfastes.
28 pour cent des prisonniers masculins à Schrassig sont emprisonnés pour des délits liés aux stupéfiants. Est-ce l’expression de l’échec dont vous parliez ?
Bien sûr, c’est un échec. Ce n’est pas pour rien que le gouvernement a fait ce constat dans l’accord de coalition. Les chiffres que vous citez – qui sont très élevés – font partie de ce constat. Et ça ne s’arrête pas là : il faut aussi constater que la politique répressive actuelle engendre des frais très importants, tant pour la police que pour les douanes, les tribunaux, les avocats, la prison… Si l’on prend en compte les frais énormes causés par une politique répressive qui n’a pas réussi à faire baisser la consommation, on peut légitimement se demander si on ne pourrait pas investir une partie de ces frais dans la prévention plutôt que dans la répression. Ces 28 pour cent de prisonniers qui le sont pour des infractions liées à la législation sur les drogues sont des dealers. Forcément, il y a aussi des condamnés qui, en plus de vendre, consomment. Et puis il y a ceux qui se sont rendus coupables d’actes criminels liés à l’approvisionnement, des actes qui nuisent aux victimes comme aux coupables et à leurs familles.
En parlant de dealers : selon le principe de l’économie du marché, la demande génère l’offre. Combattre les dealers, n’est ce pas un combat vain tant qu’il n’y a pas d’autre offre que la leur ?
Je pense que c’est plus compliqué. En vérité, c’est plutôt l’offre qui crée la demande dans ce cas : il y a des personnes qui gagnent beaucoup d’argent et qui ont donc un intérêt fort à ce qu’il y ait une forte consommation. C’est d’ailleurs pour cette raison que certains dealers offrent les premières doses à leurs clients potentiels, notamment à des jeunes. C’est aussi pour ça qu’il y a une forte pression sociale parmi les consommateurs potentiels, qu’il faut parfois beaucoup d’assurance et de courage pour dire non. Ce sont plutôt les dealers qui cherchent les clients. Ce n’est pas la demande qui génère l’offre, c’est l’offre qui, avec une énergie criminelle certaine, génère la demande. Pourquoi ? Parce que les bénéfices escomptés sont importants !
« C’est naïf de penser que les problèmes de la prison se résument à la problématique des drogues. »
Tant qu’il y aura des bénéfices à faire, l’offre ne disparaîtra pas ?
C’est certainement l’un des éléments qu’il faut prendre en considération dans ce débat. Oui, l’énergie criminelle de ceux qui gagnent de l’argent avec les stupéfiants est un élément déclencheur dans la problématique de la consommation.
On reproche souvent aux autorités de tolérer l’usage de drogues à l’intérieur de la prison afin d’« acheter la paix sociale ». Est-ce vrai ?
Les produits stupéfiants en prison sont un problème. Il y a des personnes incarcérées qui en consomment, oui. Je pense que la prise en charge des toxicomanes n’est pas si mauvaise que ça cependant. Certes, elle peut être améliorée et nous prévoyons d’ailleurs de procéder à une analyse approfondie non seulement des problématiques liées à la drogue, mais aussi de l’état des soins de santé en prison en général. Il faut qu’on évalue l’efficacité et les moyens déployés en matière de santé. Mais on ne peut pas dire que la consommation de stupéfiants est tout simplement tolérée en prison. Bien sûr, on pourrait essayer d’en bannir toutes les drogues. Mais ça nous mettrait devant de grandes difficultés. Le prix à payer serait, entre autres, un contrôle absolu, notamment lors des visites – ce qui signifierait probablement une baisse considérable des visites en prison. Il faut peser le pour et le contre : est-ce que nous voulons une prison ultrasécurisée sans drogues, mais aussi sans visiteurs, ou est-ce que nous essayons de trouver d’autres options, efficaces et polyvalentes ?
« Est-ce que nous voulons une prison ultrasécurisée sans drogues, mais aussi sans visiteurs, ou est-ce que nous essayons de trouver d’autres options ? »
La consommation est donc consciemment tolérée, d’une certaine façon…
Non, le dire de cette façon n’est pas juste. Dire que la consommation est consciemment tolérée, c’est méconnaître une grande partie des problèmes carcéraux. En tout cas, dans les prochaines semaines et les années à venir, la prison sera au centre des préoccupations.
En ce qui concerne la réforme pénale que vous envisagez, vous inspirez-vous du modèle français ?
Le droit pénal luxembourgeois est inspiré des droits pénaux français et belge en grande partie, donc, bien sûr, nous nous inspirons du modèle français. Un petit pays comme le Luxembourg ne dispose souvent que de peu d’expérience empirique, vu le faible nombre de cas. Si les Français introduisent un nouveau texte de loi, ils peuvent déjà après quelques années recourir à une certaine jurisprudence. Au Luxembourg, ça n’est pas toujours garanti. Ici, on peut attendre plusieurs années avant qu’un cas ne mette en évidence les failles d’un texte. En nous inspirant de la France et de la Belgique, nous pouvons profiter autant de leurs textes de loi que de la jurisprudence.
Quel est le but de cette réforme pénale ?
Il s’agira de répondre à la question : quels sont les effets que nous attendons d’une peine ? Oui, en théorie, il faut punir le coupable, protéger la société, le réinsérer dans la société après qu’il accepte de prendre conscience de ces méfaits et qu’il les admette. Mais, en pratique, il faut aussi prendre en compte d’autres aspects : une personne emprisonnée risque de perdre ses liens familiaux, amicaux, son emploi et ainsi de suite. Tout ce qui a été détruit doit, en fin de peine, être reconstruit, pour prévenir la récidive plus efficacement. Une question se pose : ne serait-il pas plus intelligent, plutôt que d’emprisonner des gens pour une courte durée, de trouver d’autres sanctions ? De vraies sanctions, mais plus adéquates, qui amélioreraient le pronostic de réinsertion de la personne en question. C’est une question de protection de la société. Il ne s’agit pas d’un cadeau fait au délinquant. En fin de compte, il s’agit de protéger la société de façon plus appropriée et plus efficace. A part quelques personnes qui malheureusement mourront en prison, tous les autres retrouveront leur liberté après un certain temps. Il est de notre devoir de rendre leur pronostic de fin de peine meilleur, pour qu’ils ne portent plus atteinte à la société.
« Je le dis clairement : la prison n’a rien d’un hôtel. La prison est un milieu dur. »
Si des peines de prison courtes n’améliorent pas forcément le pronostic de fin de peine, comment des peines longues pourraient-elles le faire ?
Les peines de prison n’ont pas toujours l’effet escompté, mais l’effet de protection de la société et la punition du coupable sont assurés pendant l’emprisonnement. Tout comme le maintien d’un certain effet dissuasif lié au risque de punition. La réinsertion peut être améliorée à travers un meilleur accompagnement social et thérapeutique. Bien entendu, on ne parle pas d’un réflexe pavlovien : ce n’est pas parce qu’on suit un programme précis qu’il n’y a plus de risques de récidive. Il n’y a pas de déterminisme ; il s’agit d’améliorer tant que faire ce peut le pronostic.
La prison n’est-elle pas, d’une certaine façon, une « école du crime » ?
Ceux qui sont condamnés à des peines de prison ont déjà commis des actes sérieux, graves. Mais, bien sûr, ce que vous décrivez correspond à une partie de la réalité. Actuellement, à Schrassig, les condamnés et les détenus en préventive sont dans un même lieu. Ces derniers sont, jusqu’à preuve du contraire, présumés innocents. En plus, la surpopulation de Schrassig empêche un travail adéquat avec les détenus. C’est pour ça que j’ai toujours soutenu le projet « Uechterhaff » (prison réservée à la détention préventive à Sassenheim qui ouvrira ses portes en 2019, ndlr). C’est d’ailleurs pour ça que je ne comprends pas ceux qui, d’un côté, critiquer le fait que prévenus et condamnés se côtoient dans une même prison, et de l’autre côté, s’opposer à la construction d’une prison à part pour les prévenus … Cette nouvelle prison va libérer des places et donc nous permettre de mieux adapter la prison de Schrassig, d’y améliorer les conditions de détention. Je le dis clairement : la prison n’a rien d’un hôtel. La prison est un milieu dur.