AFRIQUE: Changement de registre

Aminata Traoré est synonyme d’un nouveau combat, pour une nouvelle Afrique. Mais aussi pour un changement de mentalité en Occident.

Lors de sa conférence la semaine dernière à l’abbaye de Neumünster, Aminata Traoré opte pour un changement radical de la vision des problèmes Nord-Sud. (photo: woxx)

Il fait noir dans le bureau de Lux-Development où a lieu cette rencontre. Le bureau est sophistiqué, les murs sont jonchés de panels en bois, il y a une grande table et un grand bureau et partout où on porte son regard, on peut voir des statuettes et des masques africaines sur les petits retables ou rangés sur les étagères. Et Aminata Traoré, qui est manifestement fatiguée. Très même. Pendant l’entretien, pourtant, ses yeux – mi-clos au début – vont s’ouvrir grandement lors des petites bouffées d’humour qu’elle affectionne ou lorsque son téléphone portable sonne. Car oeuvrer pour un nouveau départ de son continent africain est un boulot à plein temps.

Née en 1947 à Bamako au Mali, elle est une enfant de cette fameuse „Françafrique“, qui n’existe plus que dans les têtes de certains dirigeants français qui n’ont toujours pas délaissé la main-mise sur „leur“ Afrique. Diplômée de psychologie sociale et de psychopathologie à l’université de Caen, elle en sait quelque chose des tourments constamment refoulés. Même si elle a quitté le niveau individuel pour en venir à celui des masses. En 1997, elle devient ministre de la culture du Mali, un poste qu’elle quitte en 2000. Mais attention, petite précision: Aminata Traoré n’a pas démissionné du gouvernement, comme il est très souvent écrit. Les choses ont été un peu plus compliquées que cela. „J’avais proposé ma démission plusieurs fois à Alpha Oumar Konaré, le président de la république du Mali de l’époque et actuel président de la commission de l’union africaine. Mais à chaque fois il m’a demandé de rester. Pourtant, la vie dans ce gouvernement me devenait de plus en plus impossible. Finalement j’ai plutôt ‚été démissionnée‘ que j’ai quitté ce gouvernement,“ raconte-t-elle.

Tout est lié

A la question de savoir si elle songe un jour réintégrer un gouvernement, elle répond avec un sourire: „Je ne pense pas qu’en l’état actuel des choses, que les postes officiels soient les endroits idéaux propices à une liberté de pensée et de décision. La liberté dont je jouis aujourd’hui, je ne l’ai pas eue pendant mon mandat. Et je sais qu’en publiant mes livres, j’ai considérablement dérangé mes patrons d’avant. Parce que critiquer le système en revenait à mettre en question les accords de coopération qu’ils ont signés en bonne et due forme.“

Une fois hors des fonctions gouvernementales elle ne baisse pas les bras. Loin de là. Une nouvelle vie dont fait partie l’écriture commence pour elle. A travers ses romans et essais, elle dénonce la politique du Fonds Monétaire International qui met à sac l’Afrique. Ou elle analyse la perte de l’identité culturelle du continent. En 2002, elle organise le premier forum social africain.

Une scène de plus à partir de laquelle elle peut faire parvenir son „plaidoyer pour l’Afrique“ aux peuples du continent, mais aussi au monde entier. Cette nouvelle position lui sert surtout à oeuvrer pour la clarification des enjeux, ce qui est impossible lorsqu’on est au pouvoir, selon Aminata Traoré. „Maintenant que j’ai les coudées franches, je peux faire bouger les choses beaucoup plus facilement et profondément qu’avant. Car c’est en nous donnant les mêmes moyens d’analyse que nous parviendrons à trouver des solutions, à des maux qui sont devenus des maux mondiaux.“

Ce qui frappe avant tout dans sa pensée et dans sa vision du monde c’est que, pour elle tout est lié: „Le chômage, celui des jeunes surtout, est un problème aussi bien ici qu’en Afrique. L’appauvrissement des classes ouvrières va de pair avec un enrichissement hors norme des classes hautes, ici comme ailleurs. Je ne vois pas la différence fondamentale entre les problèmes africains et européens. On souffre tous de cette même orthodoxie du capitalisme, qui elle ne souffre pas d’être mise en question,“ explique-t-elle. Pour illustrer cette cécité capitaliste, elle prend l’exemple de la Chine. C’est très simple: avant leur essor, les pays d’Asie ne comptaient pas beaucoup dans la mentalité occidentale. Alors que maintenant tout le monde s’y rue et laisse l’Afrique de côté. Finis les beaux discours sur le développement et l’entraide fraternelle.

La fin des accusations

Le problème principal, selon Aminata Traoré, c’est moins une volonté criminelle de l’Occident à détruire et à sucer le sang de ses anciennes colonies que son manque de courage politique. „C’est une affaire de discours. Si tous les énoncés sur l’économie et le développement proviennent de la même source, des mêmes centres du pouvoir, on est face à un discours qui se fourvoie et se renvoie sur lui-même sans arrêt. Le problème, c’est que la critique a été mise hors de ce cercle et qu’elle n’a plus aucune emprise sur le pouvoir. Tant que cela ne changera pas, les conditions pour un changement ne seront pas données,“ énonce-t-elle.

C’est cela qui est nouveau dans sa pensée, alors que les discours de gauche et tiersmondistes traditionnels véhiculent toujours l’idée d’un Occident meurtrier, raciste et même fasciste, Aminata Traoré y va par l’empathie. Au lieu d’accuser et d’appeler à l’aide, elle préfère initier une pensée globale, adaptée au monde dans lequel on vit, pour remettre les choses à leur place. Et de responsabiliser les Africains eux-mêmes en nommant les dégâts causés par les organisations internationales et par leurs leaders. En fin de compte, elle remplace l’accusation et la haine, par la dénonciation et la clarification.

Un exemple concret de cette pensée est la critique qu’elle a formulée à propos du nouveau musée des arts „premiers“, plus pudiquement appelé „musée du quai Branly“, qui vient d’ouvrir ses portes à Paris et qui regroupe des oeuvres d’art africaines dont raffole Jacques Chirac (voir aussi notre article page 8). Elle dénonce entre autres le fait que les oeuvres ont bien droit de cité et profitent d’une totale liberté de circulation entre la France et l’Afrique, tandis que ceux et celles à qui cette culture appartient crèvent de faim devant les enclaves de Ceuta et Melilla ou sont renvoyé-e-s dans leurs pays respectifs au nom d’une politique d’immigration de plus en plus expéditive. Qui, de plus, est vendue sous le sigle d’une politique de coopération, car les gouvernements occidentaux promettent des aides aux gouvernements qui acceptent le retour de „leurs“ refugié-e-s.

Pourtant, Aminata Traoré ne pense pas qu’il s’agisse d’un „musée colonial“: „C’est surtout une opération de séduction. Le musée du quai Branly sert surtout à se faire plaisir. On se donne bonne conscience, on donne l’impression qu’on a du respect pour les Africains, qu’ils sont les égaux des Occidentaux. Tandis qu’en réalité ils sont mis à la porte, à l’intérieur de ces portes on donne l’impression qu’on a de la considération pour eux. Et que les oeuvres présentées rendent comptent d’une telle spiritualité et d’une telle force. A la limite, les possédants peuvent bien s’en amuser à leur guise, mais ce que nous ne pouvons laisser passer, c’est la stigmatisation des vivants dans le même contexte.“

Et ce n’est pas près de changer, tant que la critique – même dans le domaine culturel – ne peut influencer les grands et beaux discours des dirigeants, qui font le contraire de ce qu’ils disent.


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