HISTOIRE DES IDEES: „Anticapitaliste et libéral“

Historien des idées et activiste, Zeev Sternhell est un des théoriciens les plus connus mais aussi les plus controversés du phénomène fasciste. Diplômé de Sciences-Po, il était le premier à contredire le mythe de la „France immunisée contre le fascisme“.

Toujours prêt à questionner ce que nous considérons comme acquis d’avance: Zeev Sternhell. (Photo: Christian Mosar)

woxx: Le candidat à la présidence française, Nicolas Sarkozy, vient d’annoncer – s’il gagne les élections – la création d’un ministère de „l’immigration et de l’identité nationale“. Cette terminologie trahit-elle des pensées fascistes?

Zeev Sternhell: Le fascisme est une sorte d’épouvantail qu’on peut agiter dans toutes les directions possibles. La préservation de l’identité nationale n’est pas du fascisme en soi. La volonté de préserver cette identité n’a rien à voir avec le fascisme aussi longtemps que l’existence même de l’Etat n’est pas axée toute entière sur cette idée-là. Mais il est certain qu’un „ministère de l’immigration et de l’identité nationale“ dégage une odeur désagréable.

Immigration et identité nationale, n’est-ce pas une contradiction en soi?

Si l’idée est que ce ministère doit se charger de l’immigration au sens où sa mission est d’arrêter l’immigration, il n’y a pas forcément contradiction. Si, par contre, ce ministère doit se charger de transformer des immigrants en Français, donc de faciliter leur intégration culturelle et pas seulement économique, alors oui. Mais je ne crois pas que ce soit l’objectif de Nicolas Sarkozy: il veut plutôt arrêter l’immigration pour des raisons qui ne sont pas seulement économiques mais aussi culturelles. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui la France est confrontée à un problème totalement nouveau et on ne sait pas vraiment quoi faire. Toutes les vagues d’immigrations – et la France est un pays d’immigration depuis le XIXe siècle, il n’y a pas d’autre pays européen qui a intégré autant d’immigrants – ont été aussi des vagues d’intégration. En général la seconde génération des immigrants était déjà française à cent pour cent. Mais l’immigration musulmane est quelque chose de nouveau.

Y-a-t-il vraiment une différence essentielle entre une immigration musulmane et une immigration en provenance de la Chine, par exemple?

C’est une bonne comparaison. La question est de savoir jusqu’où les immigrants cherchent à conserver leur identité d’origine. Est-ce que l’immigrant veut devenir français, ou est-ce qu’il veut rester ce qu’il est? C’est ça la problématique. Les gens comme nous, nous avons des difficultés à voir les hommes autrement que comme des individus. Mais il faut que ces mêmes individus se regardent eux-aussi comme des individus.

Si Sarkozy n’est pas un fasciste à proprement parler, est-ce que les idées fascistes sont toujours en cours dans la France contemporaine?

Je pense que oui, elles n’ont pas disparues. Non seulement les retrouve-t-on dans les discours de Jean-Marie Le Pen, mais elles bénéficient d’une diffusion beaucoup plus large. C’est-à-dire que la volonté de défendre la spécificité française ne s’est pas perdue. Elle existe et elle s’exprime de façons diverses. Dans la façon de traiter les musulmans ou dans des accès d’antisémitisme, comme c’est arrivé à Raymond Barre par exemple. Tout cela n’est pas accidentel. La question de savoir comment défendre la communauté nationale qui se pose aux Européens depuis plus de deux siècles ne disparaît pas comme ça. Même dans une grande Europe … qui est avant tout un marché commun.

Pour éradiquer le fascisme définitivement, ne faudrait-il pas s’attaquer au concept de l’identité nationale?

N’oublions pas que le fascisme a une vision organique de la nation tout en acceptant les préceptes de l’économie libérale. Vouloir préserver une identité nationale n’est pas du fascisme en soi, aussi longtemps que le système politique dans lequel on opère est un système de démocratie libérale. A condition que les règles du jeu démocratiques soient préservées, le basculement est évité. Par règles du jeu démocratiques je n’entends pas seulement le droit de mettre un bulletin dans une urne tous les cinq ans, mais le respect absolu des droits de l’homme. De là vient la situation ambigue que l’on retrouve un peu partout en Europe occidentale: on est conscient que la démocratie libérale c’est les droits de l’homme, mais d’autre part on se pose des questions sur le statut de l’homme. Est-ce un individu ou le membre d’une communauté nationale et culturelle? Et c’est dans ce décalage que vont naître, à mon avis, dans les dizaines d’années à venir des terribles basculements. Il faudra faire des choix qui ne seront jamais totalement compatibles entre eux.

La démocratie libérale, telle que vous la pensez, a-t-elle un lien avec la pensée néolibérale tant blâmée ces jours-ci?

C’est absolument le contraire. Quand je parle du libéralisme, je parle des valeurs morales de celui-ci. Je crois que le socialisme est l’héritier du libéralisme et non pas son fossoyeur. Le socialisme sans les droits de l’homme n’est pas un socialisme. Les droits de l’homme sont une invention libérale qui n’a rien à voir avec l’économie du marché. Quand mon dernier livre a paru, il y a bientôt un an, j’ai donné une interview à Libération et je leur ai dit que je ne comprenais pas pourquoi le terme libéral est devenu une insulte pour la gauche de la gauche. Il y a deux forces politiques dans le monde occidental pour lesquels ce mot est devenu péjoratif: la gauche de la gauche française et les néo-conservateurs américains. Pour ces deux groupes, traiter quelqu’un de libéral en revient à dire de lui qu’il a tué sa mère. Je crois que c’est une erreur fondamentale de se méprendre ainsi sur le sens de ce terme. Je le comprends encore chez les néo-conservateurs réactionnaires, mais pas chez la gauche europénne, qui se considère – le plus souvent à juste titre – comme le dépositaire des valeurs du socialisme véritable. Je pense qu’il faut s’accrocher et faire en sorte que le socialisme accepte les valeurs morales du libéralisme et aille plus loin, vers un niveau d’égalité qui n’existe pas dans le libéralisme. Le fascisme a fait exactement le contraire, en déniant les valeurs morales du libéralisme et en préservant l’économie libérale du marché. Et la gauche devrait à l’opposé rendre à l’individu le respect qui lui est dû, tout en rejetant l’économie libérale du marché dans ce qu’elle a de plus dur et de plus extrême, qui fait de l’homme une marchandise et lui dénie son droit à l’individualité.

Pourtant des courants d’extrême-droite existent qui prônent aussi une attitude anti-libérale, dans le sens économique du terme.

C’est une tradition très ancienne de l’extrême-droite, celle du socialisme national qui se veut opposé à l’économie de marché au nom de la solidarité nationale mais non pas au nom de l’indidvidu. Le libéralisme intellectuel et le socialisme étaient considérés comme des dangers pour la nation. Mais la gauche doit regarder cette problématique d’une autre façon: elle doit refuser l’économie de marché au nom de l’individu et non pas au nom de la nation. Et là se trouve la grande différence entre la gauche et la droite extrême. C’est un phénomène européen, parce que le problème est européen et s’est répandu dans tous les pays industrialisés. En Amérique, les concepts sont différents parce que les forces politiques en place sont différentes.

Est-ce que l’extrême gauche ferait mieux de remplacer le terme antilibéral par anticapitaliste?

Absolument! On peut être anticapitaliste sans être antilibéral. Non seulement on peut mais on doit réunir ces antagonismes apparents. Moi personnellement je me considère comme socialiste, anticapitaliste et libéral. Là il n’y a pas de contradiction.

Le développement du fascisme est-il indissociable des évolutions économiques?

La montée du fascisme n’était pas liée à un problème économique. Elle est plutôt due à des problèmes culturels et historiques. La peur des possédants a joué un rôle, mais pas un rôle essentiel.

Hitler aurait donc pu réussir son ascension sans l’état désastreux de l’économie allemande de l’entre-deux guerres?

Si vous posez la question de cette façon, alors non, il n’aurait pas pu. Une société heureuse ne sécrète pas le fascisme. Ce dernier bâtit son ascension en proposant des solutions simples à des problèmes complexes. Il est certain que le taux de chômage en hausse favorise le fascisme plus que la démocratie. La démocratie est le luxe des sociétés heureuses. Une société qui se considère être victime d’un désastre économique a plutôt tendance a accepter des solutions simplistes, d’accuser la démocratie de tous les maux et d’appeler un homme fort. Et c’est un problème lié à l’immigration, qui vaut pour toute l’Europe. De cela dépend en outre si l’Europe des 27 s’ouvre au monde ou se referme sur elle-même.

Est-il possible que l’Europe des 27 se transforme en un bloc identitaire à tendance fasciste?

Tout est possible dans une période de crise et de désastre économique. Dans les pays de l’Est des régimes autoritaires peuvent se développer facilement. C’est plus difficile à l’Ouest mais ce n’est jamais impossible. Je pense que le désastre fasciste européen n’était pas un problème de contingences historiques, mais émane d’un problème de fond culturel et identitaire. Et ces problèmes n’ont pas disparu.

Né en 1935 en Galicie, il a été forcé de quitter son pays natal. Il devient par la suite élève de Sciences-Po à Paris, où il commence à investiguer sur le fascisme en France. Plus tard, il devient citoyen israélien. Il s’engage comme officier dans des unités d’élite avant de devenir professeur émérite de l’université de Jérusalem et militant dans le mouvement „Shalom Achav“ (La Paix Maintenant).


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