BIENNALE 2013: Beneath the Biennale

Contre toutes les attentes, surtout les siennes, le projet « Relegation » de Catherine Lorent a été retenu pour représenter le Luxembourg à la Biennale de Venise cette année. Rencontre avec une artiste pas comme les autres.

Portrait de dame baroque au piano : Catherine Lorent dans son univers, à la Biennale.

Avec sa stature de 1,80 mètre, son regard énigmatique et insondable, son t-shirt Slayer porté avec désinvolture et avant tout son approche artistique difficilement qualifiable, Catherine Lorent est sûrement une de ces artistes qui font grincer les dents des interviewers chevronnés, voire fuir les débutants et les stagiaires. On s’attend à tout, sauf à une jeune femme cordiale, qui, une fois qu’elle a commencé à parler, se révèle être d’une pertinence et d’une amabilité rares, en contraste total avec l’image noire, baroque et metal qu’elle donne. Ce faisant, elle remplit du moins un des préjugés les plus courants sur les metalleux : plus ils sont brutaux à l’extérieur, plus ils sont choux à l’intérieur?

Car le metal, son imagerie lourde et noire, sa préférence pour les sons bas et les brutaux, est une des composantes de l’univers de Catherine Lorent. Et aussi un des contrastes les plus visibles avec ses acolytes contemporains, qui semblent préférer les univers aseptisés et blancs – le célèbre et tant théorisé « white cube » – des espaces que Lorent s’amuse à détourner et à faire exploser avec sa conception de pratiquer l’art. Mais avant tout, que veut dire « Relegation » ? Si reléguer quelqu’un signifie avant tout l’exclure, pour l’artiste, le titre de son installation peut avoir plus d’une signification : « D’abord, j’ai choisi le titre parce que dans presque toutes les langues il exprime la même chose – en anglais comme en allemand, en italien comme en français. Et puis, si on peut y voir une référence à l’exclusion du baroque de l’histoire de l’art, à cause de son exubérance, le mot `Relegation‘ revêt aussi une autre signification. A savoir `re-leggere‘, donc relire, ce qui s’approche beaucoup de ma façon de travailler. »

L’acceptation de son projet a été une surprise totale pour la jeune artiste, indépendante depuis 2007, d’abord parce qu’elle s’était présentée sans curateur (même si entre-temps, c’est Anna Loparcaro qui la parraine), et puis parce que son projet était un peu hors du commun. Avec ses guitares 13 Gibson Explorer suspendues au plafond, ses dessins et ses trois pianos de concert qui interagissent tous par un système déclenché par la seule présence physique du spectateur, « Relegation » est en effet un peu spécial. Catherine Lorent explicite : « Toutes les guitares et les pianos sont activés par des E-Bows, ce qui les laisse produire des sons vibrants, faisant ressembler l’ensemble de l’installation à une sorte d’orgue. » Un E-Bow, pour les profanes de musique contemporaine, est une invention d’un certain Greg Heet, datant de 1969. Son fonctionnement est assez simple, mais son rendement redoutablement efficace : il s’agit d’un petit engin fonctionnant grâce à une pile 9 Volt, qui produit un champ électromagnétique faisant résonner les cordes de la guitare si on le rapproche et ouvre ainsi le champ à de nouvelles sonorités et à de nouvelles techniques. L’E-Bow a d’ailleurs été utilisé par des coryphées comme David Gilmour de Pink Floyd (sur le morceau « Take it Back » de l’album « The Division Bell »), ou encore Peter Buck de R.E.M. sur « E-Bow The Letter » – en somme, le son produit par l’utilisation de cet engin se rapproche un peu du violon, voire, selon la manip, d’un sitar.

Relegation vient aussi de relecture.

Catherine Lorent en utilise une vingtaine dans son installation, qui est un raffinement de ses travaux précédents : « Pour une oeuvre antérieure, j’ai utilisé quatre pianos à queue, des E-Bows et des détecteurs de mouvement. Cette fois, il y a en plus la possibilité pour moi de manipuler le système même à distance. Grâce à une interface conçue par mon technicien du son, Christian Neyens, je peux, à partir de n’importe quel endroit de la planète, changer les arrangements sonores, les suites musicales et les tons de `Relegation‘. Je l’ai d’ailleurs déjà essayé », se réjouit-elle. Même si le protagoniste majeur reste encore le visiteur, qui actionne la machinerie à son insu.

Quant à l’interaction entre les instruments de musique et les dessins, Catherine Lorent a sa petite idée : « Au début, quand j’ai envoyé le projet à l’Open Call pour la Biennale, `Relegation‘ était une installation pour 13 Gibson Explorer, trois grands pianos et décors de scène. Donc en fait, il s’agit d’une mise en scène. Les instruments en font partie en tant qu’objets exposés et sont associés aux dessins. Des dessins monumentaux qui vivent pour eux-mêmes, mais qui font aussi le détail de l’exposition. Et vu qu’ils sont tous accrochés au plafond, cela donne une impression baroque au tout. Ce qui fait de `Relegation‘ une oeuvre totale. ».

Mais qui dit oeuvre totale, n’est-il pas immédiatement et irrémédiablement romantique ? Est-ce que l’art contemporain devrait renouer avec des concepts wagnériens ? Une idée que Lorent récuse : « C’est devenu une oeuvre totale une fois qu’on était sur place pour l’installer, mais ce n’était pas mon intention première. C’est la fin du développement de l’idée initiale. La différence entre `Relegation‘ et d’autres installations sonores est que par exemple, celles-ci fonctionnent selon un déroulement défini à l’avance, sériel, qui se répète. Alors que dans mon projet, par l’interaction et les possibilités que je peux tirer de mon interface, il s’étire à l’infini. »

D’ailleurs, l’élément baroque, une étiquette qu’on aime bien lui coller, ne fait pas uniquement référence à l’époque : « En fait, c’était une sorte de description qu’on se collait entre amis, dans le genre ` Toi, t’es baroque‘ », confesse-t-elle, « donc cela ne colle pas uniquement à ce mode d’expression, mais relève pour moi, tout comme le titre de mon installation, de plusieurs champs sémantiques. » D’où on peut revenir sur le motif de la relecture, qui semble constituer un des fils rouges dans le travail de Catherine Lorent. On a l’impression que, pour elle, la création n’est pas tant un exercice ex nihilo, ni une confrontation avec la réalité, mais plutôt un long travail d’exploration où certains motifs – sa Gibson Explorer fétiche, mais aussi certains nombres ou motifs, comme le pentagone – ressurgissent et la guident vers une destination qu’elle ne connaît pas. Peut-être que cela lui vient de sa discipline académique – elle est titulaire d’un mémoire en histoire sur la politique culturelle sous l’occupation allemande du Luxembourg – peut-être aussi parce qu’elle se tient volontairement un peu à l’écart de la scène artistique contemporaine. Et que même si elle a des artistes avec lesquels elle collabore souvent, elle récuse l’idée d’appartenir à un courant artistique. « Je me fie plutôt à mon intuition, et si d’autres personnes ont une démarche semblable à la mienne, je collabore avec eux », confesse-t-elle.

Le baroque : une étiquette.

Tout ce dont Catherine Lorent est sûre, c’est que la Biennale va tout changer. « J’espère pouvoir travailler avec un galeriste fixe par après. Pour chaque artiste, il y a un avant et un après Biennale – et je compte bien profiter de cet effet pour rester une artiste indépendante. » Ce qui devrait lui réussir, non seulement à cause de sa singularité sur un marché de l’art saturé par des diplômés des sections arts modernes qui ont tous des prétentions artistiques, alors que la plupart du temps, ils ne font que recopier des cours, mais aussi grâce à sa pluridisciplinarité. Car, à côté des dessins et des installations, elle mène toujours son projet musical Gran Horno, qui selon elle est une exploration sonore au-delà des lois du genre musical. « Je joue de la guitare depuis mes 15 ans, c’est quelque chose qui ne m’a jamais quitté. J’aime tous les genres de musique, mais je préfère la brutalité et surtout la pression du metal. D’ailleurs quand la Biennale sera terminée, et si j’ai les moyens, je vais me faire construire un baryton (type de guitare qui unit la basse sur les trois premières cordes et la guitare sur les trois dernières, ndlr) sur le modèle de la Gibson Explorer. Avec les bons amplificateurs et pédales, cela donnera un son gigantesque », raconte-t-elle. Et là, ses yeux se mettent à briller, comme ceux d’un enfant qui rêve d’un cadeau de Noël. En tout cas, on espère que cette machine infernale, on l’entendra aussi un jour.

Plus d’infos : www.relegation.net


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