Art contemporain : Éternel capitalisme

Spécialement créée par Michelle Cotton pour le contexte luxembourgeois, qui voit l’industrie financière fleurir dans un pays où le numérique est érigé en stratégie, l’exposition « Post-Capital » propose au Mudam une immersion dans les concepts économiques les plus en vue aujourd’hui. À tort ou à raison… foi d’artistes !

Simon Denny, « Amazon Worker Cage Patent Drawing as Virtual Aquatic Warbler Cage », 2020. (Photo : Jesse Hunniford/MONA)

C’est un bruit de pompe qui accueille visiteurs et visiteuses dans le grand hall du Mudam. Une sorte de succion régulière, comme le battement d’un cœur (celui du capitalisme ?), comme une circulation sanguine : de la carcasse d’un MiG-21 soviétique sortent des tubes où se déplace un nutriment. On apprend que, dans cette œuvre de Roger Hiorns, le fluide n’est autre que de la pizza liquéfiée. Dans les ruines du communisme circule donc le parangon de la culture fast-food industrielle. La métaphore est plutôt appropriée pour mettre l’ambiance.

Le titre de l’exposition, « Post-Capital : art et économie à l’ère du digital », vient d’un livre de Peter Drucker intitulé « Post-Capital Society » (1993) où le « pape du management » prédisait la fin du capitalisme tel que nous le connaissions alors, en raison de l’avènement de l’économie numérique. S’il est une constante au travers de l’exposition, c’est bien la fantastique capacité du capitalisme à survivre, justement. Sur le numérique, Liz Magic Laser propose avec « In Real Life » une installation vidéo particulièrement marquante, qui aborde le sujet du biohacking. À la façon d’une émission de téléréalité, on suit six personnes recrutées sur des sites de freelances et coachées pour la résolution d’une difficulté par d’autres freelances, prouvant que l’industrie sait parfaitement apporter des solutions aux problèmes qu’elle crée elle-même. Et question continuité de l’aliénation par le travail, la simple série de clichés « Handpunch », de Cameron Rowland, montre que les machines à pointer ont encore de beaux jours devant elles.

Cao Fei, extrait du film « Asia One », 2018. (Photo : Mudam)

La dépendance aux nouvelles technologies, même si celles-ci n’ont pas réussi à accomplir la prophétie de Drucker, est illustrée quant à elle dans une autre série de photos remarquables. Josephine Pryde y met en scène des mains aux ongles peints de couleurs vives qui caressent des objets tactiles (téléphone, tablette, etc.) ; on y sent le lien désormais quasi organique qui relie objet et propriétaire. Un lien que Martine Syms exploite en proposant « Mythicbeing », une installation vidéo où un avatar de l’artiste évolue grâce à ses données personnelles : messages, musiques, photos et vidéos sont livrés au publ­ic en toute transparence. En toute impudeur, pourrait-on dire. Mais cette impudeur n’est-elle pas finalement bien aussi répandue que les smartphones désormais, et ne génère-t-elle pas des espèces sonnantes et trébuchantes ? Chassez le capitalisme…

Du sérieux… et de l’ironie

Liz Magic Laser, « In Real Life », 2019. (Photo : Liz Magic Laser)

Certes, quelques œuvres résonnent peut-être moins, quelquefois en raison d’une démarche trop conceptuelle, où l’émotion doit s’effacer face à la réflexion. On pourrait aussi arguer que la dénonciation de la technophilie capitaliste se fait parfois avec des moyens techniques particulièrement évolués. Mais dans l’ensemble, les choix faits pour concocter l’exposition se révèlent judicieux et parfaitement adaptés au contexte du grand-duché. Comment ne pas s’indigner devant la sculpture réalisée par Simon Denny d’une cage destinée à protéger les employés d’un entrepôt ? Celle-ci est inspirée par le brevet 9.280.157 B2 déposé par Amazon, affiché dans son intégralité au mur de l’espace d’exposition. Et puis comment ne pas se réjouir à l’œuvre la plus ironique de l’ensemble, celle de GCC, montrée pour la première fois au public après une donation ? Mêlant musique martiale, images soignées et voix off grandiloquente, la vidéo du collectif, lequel tire son nom du très officiel Gulf Cooperation Council, utilise l’esthétique des présentations des pays du Golfe pour exposer ses objectifs artistiques. Juste en face, les portraits des monarques de la région ajoutent au sérieux de la situation… qui en devient cocasse.

Du grand hall avec son accueil vrombissant à l’auditorium – où est projeté « Asia One », un curieux film de Cao Fei sur un travailleur et une travailleuse évoluant dans un entrepôt entièrement robotisé – se tissent les liens entre art et capital, entre fascination et critique. Une exposition intelligente et diverse qui fera réfléchir toutes et tous. Et peut-être agir ?

Au Mudam jusqu’au 16 janvier.

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