Créatif et touche-à-tout, Étienne Duval aborde le thème du logement collectif à travers son premier livre pour enfants « Deux lits chez Billie ». En entretien avec le woxx, l’architecte et designer parle de logement, des défis rencontrés et de la diversification du secteur créatif au Luxembourg.
woxx : Vous avez fait beaucoup de projets différents : des installations, des ateliers, des résidences artistiques… mais, de formation, vous êtes architecte. Comment combinez-vous toutes ces disciplines dans votre travail ?
Étienne Duval : Cela se fait naturellement. Je suis très curieux et j’adore la phase d’apprentissage dans chaque projet – cette rencontre de nouvelles personnes dans un nouveau domaine et d’autres façons de faire. Cela me pousse à toujours aller vers de nouveaux champs créatifs et cette diversité enrichit tous les projets qui arrivent par la suite.
À quel moment avez-vous commencé à avoir une pratique artistique qui va au-delà de l’architecture ?
Un élément marquant a été le jour où on m’a demandé d’illustrer des capsules sur la musique classique pour la Radio télévision belge francophone. J’en ai fait cent épisodes. Un autre jalon important fut ma candidature pour un job au sein du bureau d’architecture Bjarke Ingels Group à Copenhague avec une vidéo de rap. Avec le recul, je me suis dit que cette vidéo démontrait davantage que j’étais un créatif touchant à beaucoup de choses, plutôt qu’un bon architecte. En rentrant de cette dernière expérience professionnelle et en m’installant ici à Luxembourg, j’avais envie de ne pas me restreindre et pouvoir faire un peu de tout. Mon quotidien est un peu de jongler entre l’art, l’architecture et le design.
« La demande est encore intrinsèquement liée au modèle de réussite du grand public. Il y a donc un décalage entre l’offre et la demande. »
Cette interdisciplinarité est-elle propre aux artistes installé·es au Luxembourg ?
C’est une bonne question. Je ne suis pas certain d’avoir la bonne réponse, mais ma petite théorie est que, le coût de la vie étant très élevé ici, se lancer dans une discipline artistique et espérer pouvoir en vivre peut arriver, mais c’est très long et incertain. La plupart des artistes doivent alors se diversifier pour pouvoir vivre.
Vous venez de publier « Deux lits chez Billie », dont on retrouvera cinq illustrations dans le woxx. D’où vous est venue l’idée de ce livre ?
L’idée est venue durant le covid. J’ai pris du recul pendant cette période, et c’est alors que je me suis fait la réflexion suivante : si on regarde l’évolution démographique du Luxembourg et les projections à l’horizon 2050, combinées aux crises climatiques, du logement et des ressources, il est évident que nos enfants et petits-enfants seront plus nombreux sur le même espace. Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle, mais quelque chose qu’il faut envisager comme une opportunité. Mon livre vise à changer le regard de la jeune génération pour que, quand elle sera en âge de construire et de faire des projets, elle ait déjà certaines petites notions qui touchent au logement collectif, à l’architecture et au vivre-ensemble.
L’histoire de Billie et ses deux lits
Billie habite avec ses parents dans une petite maison. Lorsqu’elle apprend qu’elle va avoir un petit frère – alors qu’elle n’a pas du tout envie de partager sa chambre –, elle décide de fuguer pour construire sa propre maison. Dans un bois proche, elle fait la rencontre d’Astor le castor, qui essaie de lui faire voir les choses différemment. « Ce castor est la figure de l’architecte. Je pense que c’est un petit peu moi qui suis dans ce castor et qui cherche à faire passer un message aux enfants », explique Étienne Duval. Abordant des sujets comme l’étalement urbain, la diversité architecturale et le vivre-ensemble, le livre propose des leçons d’architecture avec quelques messages plus implicites : « C’est aux parents de se l’approprier et de faire ce travail pédagogique. »
Comment êtes-vous passé de l’idée à la publication du livre ?
Le premier événement était le covid. Le deuxième, le fait que j’ai eu une fille, Billie. Forcément, je passe beaucoup de temps à lire des livres pour enfants. Tous les soirs, je profite de l’histoire pour analyser à la fois le rythme, les couleurs… Mais l’élément déclencheur, ce fut le Luxembourg Design Awards de l’année dernière, où j’ai gagné deux prix dans les catégories « Product Design » et « Vidéo ». Pendant la soirée, un directeur artistique de l’agence Binsfeld est venu me parler et m’a invité à me présenter chez eux, ce que j’ai fait. À l’issue de l’entretien avec les responsables, sachant que Binsfeld avait aussi une maison d’édition, je leur ai dit que je rêvais d’écrire et illustrer un livre d’architecture pour enfants. Ils m’ont mis en relation avec les responsables de la maison d’édition, à qui j’ai alors présenté cinq idées différentes. On a décidé d’en travailler une et l’on a avancé petit à petit tout au long de l’année. Je suis très content de cette collaboration. Du fait que j’ai toujours beaucoup de travaux de commande, mes travaux personnels passent souvent aux oubliettes. Du coup, quand j’ai rencontré les éditions Guy Binsfeld, je leur ai demandé de devenir pour moi une sorte de client et de me mettre des deadlines précises. Cela a été mon plus gros défi : travailler sur un projet personnel au milieu de tous mes projets de commande. On avait l’ambition d’être présents aux Walfer Bicherdeeg pour le lancement, une contrainte qui nous a fait avancer. La création en soi, le fait de trouver un bon rythme et une manière graphique claire d’amener un message, ce n’étaient pas de vrais défis, parce que j’ai l’habitude de raconter des histoires dans ma pratique quotidienne. Mais si je n’avais pas eu le soutien des éditions Guy Binsfeld – avec tous leurs bons conseils, leur travail d’édition et la gestion du projet –, je pense que le livre n’aurait pas vu le jour.
Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement sur le sujet du logement ?
Je pense qu’en habitant au Luxembourg on ne peut qu’être touché – soit directement, soit émotionnellement – par ce sujet. Bien évidemment, je sais que mon livre ne va pas tout résoudre, mais il faut quand même que nous changions de modèle. On ne va pas tous pouvoir vivre dans de grandes maisons quatre façades, avec un jardin et chacun son énorme chambre, même si c’est le modèle de réussite dans le pays. Ce n’est pas possible : on est sur un territoire qui a des limites, et l’on est déjà bien au bout de ces limites. Le problème est évidemment très complexe, avec beaucoup de facteurs, et il n’y a pas de solution miracle. Mais il faut commencer par se faire à l’idée qu’on va avoir moins d’énergie et moins de sol disponible que nos parents. Tous les architectes sont un peu sensibilisés au fait qu’on doit densifier notre espace de vie. Mais la demande est encore intrinsèquement liée au modèle de réussite du grand public. Il y a donc un décalage entre l’offre et la demande.
C’est-à-dire ?
En tant qu’architecte, on sent parfois ici que notre offre – qu’on imagine socialement et environnementalement juste – n’est pas calée avec la demande du public. Ça ne sert à rien d’avoir des solutions géniales si personne n’en veut. On a une population très diversifiée du fait de la quantité d’expatriés présents dans le pays, donc des cultures et des façons d’habiter très différentes. La réponse de la majorité des acteurs du logement est de proposer une sorte de « moyenne ». Cela génère une architecture répétitive, qui colle un peu à tout le monde, mais ne colle à personne. Alors que, vu qu’il y a une pression de la demande et une croissance démographique forte, on pourrait arriver avec des concepts plus courageux et plus ambitieux.
Qu’entendez-vous par concepts ambitieux ?
Des modèles où les espaces sont mutualisés et plus efficaces, en ne mettant plus l’habitat individuel au centre. D’un point de vue social, on y gagnerait aussi. En ce moment, je travaille avec deux autres architectes, Dominique Bouche et Pauline Lacord, sur un projet pour l’association LIFE asbl, qui cherche à favoriser la colocation et à créer des offres pour des personnes fragiles ou moins aisées. On tente de créer des habitats plus denses, moins énergivores et, peut-être, avec plus de vivre ensemble. Nous devrions être encore beaucoup plus efficaces dans notre occupation du sol. Je ne dis pas qu’il faut mettre des tours partout, mais au Luxembourg, les bâtiments sont dans l’ensemble encore très bas. La hauteur est justement une des pistes dont le livre parle.
À propos de l’artiste
D’origine française, Étienne Duval est luxembourgeois depuis quelques mois et installé au Luxembourg depuis une dizaine d’années. Ayant fondé son agence « YO Studio » en 2018, l’architecte, artiste et designer touche à beaucoup de projets créatifs. Le dernier : « Deux lits chez Billie » (« Billie, Biber, Bridderchen » en luxembourgeois), un livre pour enfants paru aux éditions Guy Binsfeld à la mi-novembre 2024 et qui a bénéficié du fonds « Startup » de l’Œuvre grande-duchesse Charlotte. Plus d’informations : www.yostud.io