Le 26 novembre 2024, à la House of Sustainability, a eu lieu une table ronde organisée à l’occasion de l’ouverture de la branche luxembourgeoise de Carbone 4. Le cabinet français de conseil en décarbonation est dirigé par Jean-Marc Jancovici, militant du climat, homme d’affaires et partisan du nucléaire.
Né d’un partenariat entre Alain Grandjean et Jean-Marc Jancovici, puis rejoints par Laurent Morel dix ans plus tard, Carbone 4 soutient les entreprises dans la réduction de leur empreinte carbone depuis 2007. Pour rappel, Jean-Marc Jancovici est une figure incontournable dans le domaine de la décarbonation. Cet ingénieur est à l’origine de la méthode du « Bilan Carbone » développée pour l’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Cet habile orateur exprime souvent des positions parfois controversées, notamment sur l’énergie nucléaire, avec pour objectif la transition rapide vers une économie décarbonée.
Carbone 4 était déjà intervenu au Luxembourg notamment à la House of Sustainability ou Inspiring More Sustainability (IMS) en tant qu’expert. Laurent Morel s’est exprimé sur leur récente implémentation au Luxembourg : « Nous savons qu’au Luxembourg, on travaille quand on fait partie de l’écosystème. Travailler au Luxembourg c’est travailler dans un pays particulier, car ses circuits avec le gouvernement ou l’Europe vont très vite. Plus vite que ceux avec lesquels nous sommes habitués à travailler en France. » Il a également souligné s’adresser à une assemblée luxembourgeoise, qui est « un marché spécifique à caractère entrepreneurial, avec un gouvernement dynamique et souple ».
Dans l’ensemble, la première antenne extra-muros de Carbone 4 est considérée comme un succès par Laurent Morel, qui se dit « très heureux de son démarrage au Luxembourg ». Après Laurent Morel, c’est Christina Stuart, responsable de l’antenne luxembourgeoise de Carbone 4, qui s’est adressée à l’assemblée. Celle-ci a rappelé « qu’une économie bas-carbone est une économie résiliente », remémorant au début de son discours les instabilités géopolitiques ambiantes et les événements météorologiques sévères ayant frappé le Luxembourg au cours de ces dernières années, notamment les inondations de 2021 et la tornade de Pétange de 2019.
Finance, numérique et acier
Ont ensuite investi l’estrade les trois participant·es à la table ronde, accompagnés par Jean-Marc Jancovici, modérateur de cette discussion, loin de son rôle habituel d’orateur convaincant. Restant tout de même fidèle à sa personnalité, il amuse la galerie en posant des questions pertinentes aux trois entreprises témoins présentes pour soumettre leurs visions sur les risques et opportunités de la transition énergétique au sein d’une entreprise. Étaient présent·es le CEO de Steligence – Arcelormittal, Olivier Vassart, la responsable du développement durable de la BIL, Alessandra Simonelli, et le président du conseil d’administration de Post Luxembourg, Serge Allegrezza. Ces entreprises font partie de secteurs souvent critiqués aux vues de leur impact climatique : la sidérurgie, le secteur financier et le numérique.
Menant la discussion avec la vive agilité qui le caractérise, Jancovici pose trois questions aux participant·es, proposant un cheminement chronologique, afin d’exposer à l’assemblée la vision passée, présente et future des trois entreprises témoins sur la question climatique. Le sujet : « La question climatique pour l’économie luxembourgeoise : comprendre les risques et saisir les opportunités. » Ces trois questions sont : 1) Comment voyez-vous la question climatique dans votre entreprise ? 2) Quels sont les risques et les opportunités de la transition énergétique à envisager ? 3) Comment voyez-vous l’avenir dans 15 ans, en positif et/ou négatif ?
Les réponses variées apportées par les trois entreprises mettent en évidence les réticences toujours présentes dans certains domaines vis-à-vis de la décarbonation de leurs activités. Atteindre des émissions « net zéro » semble être un objectif irréaliste pour certain·es, futiles pour d’autres qui préfèrent en imputer la charge aux responsables politiques et consommateur·rices.
Selon Alessandra Simonelli, représentante de la BIL, le secteur bancaire est spécifique de par sa soumission au risque de crédit. « Quand quelqu’un demande un prêt pour sa maison, cette maison sera soumise à certains risques climatiques. Indirectement, nous sommes soumis à ces risques », a-t-elle expliqué. Le principal point de tension dans le secteur qu’elle a exprimé relève de l’échelle temporelle. « On n’attend pas forcément plus du régulateur, mais il y a un souci de digestion des régulations, » dit-elle. « Nous sommes d’accord sur le fait qu’il faille agir et prendre des mesures, mais nous ne sommes pas toujours d’accord sur la vitesse. L’importance, c’est l’urgence et j’ai peur qu’elle soit mise au second plan. » Questionnée sur sa vision du futur, Alessandra Simonelli espère voir plus d’écosystèmes permettant le financement vert, afin d’encourager les investisseurs à se tourner vers ces solutions. Elle salue tout de même la prise de conscience, « certes un peu lente, mais bien présente » qui semble naître au sein du secteur financier. Néanmoins, elle rappelle les attentes du level playing field dans la finance afin d’harmoniser les régulations imposées pour une compétitivité équitable. Un concept souvent utilisé par les banques pour justifier l’inaction.
Priorité à la rentabilité
Quant au groupe Post, Serge Allegrezza a affirmé « les préoccupations sociales font partie de l’ADN de Post. Nous avions déjà une sensibilité RSE (responsabilité sociétale des entreprises, ndlr) bien avant la RSE. » Au-delà de cet « ADN », les réponses d’Allegrezza semblaient montrer, en filigrane, une initiative de transition basée sur les minimums requis par les régulations en vigueur. Il a expliqué le suivi partiel des recommandations de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) sur l’ensemble des volets du groupe Post, à savoir le courrier, les télécommunications et la finance. Serge Allegrezza a tout de même ajouté préférer s’inscrire dans le Plan national intégré en matière d’énergie et de climat au Luxembourg (PNEC), réalisé sur base de données fournies par la Statec, dont il est l’ancien directeur. « Le PNEC a été longuement étudié et conclut qu’il est tout à fait possible d’avoir une économie croissante en découplant la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Le groupe Post s’inscrit dans la ligne du PNEC et de ses objectifs », avance-t-il, tout en affirmant qu’il « faudra affiner la mesure avec Carbone 4 afin de continuer à réduire nos émissions tout en restant rentable ».
Sur la question de la projection future, Serge Allegrezza explique que, comme les autres entreprises présentes, « tous les scénarios possibles sont étudiés, même les plus difficiles à envisager comme par exemple la désintégration de l’Union européenne. Nous avons beaucoup de données et il faut maintenant les exploiter ». Jean-Marc Jancovici l’a tout de même interrogé sur l’impact environnemental du digital, et comment réconcilier la sobriété numérique avec la croissance économique. Ce à quoi Serge Allegrezza a répondu, fidèle à son discours habituel priorisant la rentabilité, « elles sont inconciliables pour le moment. Le progrès technologique nous permettra d’apporter des solutions dans le futur, c’est en cours. »
Questionné par le public sur les limites planétaires, le patron de Post affirme sa position : « Les limites planétaires, ça nous dépasse un peu. Ce n’est pas aux entreprises de sauver la planète, c’est aux États de faire ce travail. L’entreprise peut s’inscrire dans la stratégie de L’État et apporter sa contribution mais sa priorité doit être la rentabilité. » Il conclut son allocution sur une note d’un optimisme auto-congratulant : « Nous sommes bien partis pour une bonne trajectoire de décarbonation. Nous avons tout en place, une bonne gouvernance, l’appui politique, une bonne structure et la volonté d’avancer. » Un optimisme peu convaincant de par sa position exprimée priorisant la rentabilité de l’entreprise par-dessus tout.
Pour Arcelor Mittal, représenté par Olivier Vassart, les questions prennent une tournure plus technique. La fabrication de l’acier dépend jusqu’à présent des énergies fossiles. De nombreux scientifiques étudient depuis plusieurs années déjà la conception et faisabilité de carburants synthétiques renouvelables comme par exemple l’hydrogène, qui permettrait à la sidérurgie d’atteindre le net zéro d’émissions de CO2.
Olivier Vassart a d’abord rappelé l’importance de la production d’acier, activité centrale des révolutions industrielles : « Un monde sans acier est un monde qui n’existe pas. L’évolution humaine y est associée. » À l’aune de la décision d’Arcelormittal de retarder plusieurs de ses projets d’investissements dans la décarbonation de l’acier, Jean-Marc Jancovici a interrogé Olivier Vassart à ce sujet. Une question qui n’a pas suscité de réponse concrète. Le dirigeant explique qu’Arcelormittal produit déjà de l’acier recyclé, mais que les installations nécessaires à l’acier décarboné seraient pour l’instant trop coûteuses à mettre en place. « L’acier est drivé 100% par l’argent et il y a un problème de passation des surcoûts » affirme-t-il. Une réponse qui a suscité l’insistance du modérateur, cherchant à pousser son interlocuteur à exprimer une position plus claire. En vain. La réponse d’Olivier Vassart a porté sur la difficulté de décarboner complètement certains matériaux pour le moment. Il serait plus favorable à déléguer la responsabilité aux consommateur·rices : « L’important, c’est l’empreinte carbone totale d’un bâtiment. La pression doit être mise sur le consommateur qui doit se tourner vers des produits décarbonés, qui seront bien sûr plus chers. » Cette différence de prix doit être palliée, selon lui, par le régulateur « qui doit pousser le marché à l’aide de financement vert par exemple ».
Responsabilité déléguée
Sur la question de la prise en compte des limites planétaires dans la stratégie à long terme, Olivier Vassart vante les efforts d’Arcelormittal, qui serait le premier sidérurgiste à effectuer un bilan carbone. Il a également souligné les nombreux terrains et friches que possède l’entreprise, en Europe et en Amérique du Sud, qui auraient un impact positif sur la biodiversité. Une compensation légère au vu de l’impact environnemental de l’extraction minière liée à la sidérurgie.
Il a précisé que des fonds étaient investis dans la décarbonation, « mais dans 15 ans nous aurons tout juste commencé à décarboner l’acier. Les installations nécessaires peuvent prendre de cinq à huit ans pour être construites ». Alors qu’Olivier Vassart prononçait ces mots, Arcelormittal publiait un communiqué expliquant sa décision de retarder ses investissements dans l’acier décarboné, déplorant « la politique européenne, l’énergie et les marchés qui n’ont pas évolué dans une direction favorable », tout en affirmant que l’objectif d’atteindre le net zéro d’ici 2050 reste un engagement.
Un échange mitigé donc, avec trois secteurs contribuant, à leur manière, à de hautes émissions de gaz à effet de serre. Bien que la volonté de réduire les émissions a été mise en avant par les trois entreprises témoins, la responsabilité a aussi été déléguée aux consommateur·rices, au régulateur et aux investisseurs. Le plus surprenant dans un événement organisé par un cabinet de conseil aux entreprises en décarbonation demeure cette phrase de Serge Allegrezza : « Ce n’est pas aux entreprises de sauver la planète ». Ainsi, bien que les entreprises expriment une volonté de réduire leur empreinte carbone, la route vers une transition énergétique pleinement réussie semble encore semée d’embûches.