Dans les salles : Lingui, les liens sacrés

Avec ce film aux images somptueuses et à la simplicité parfois désarmante, Mahamat-Saleh Haroun s’empare du sujet tabou de l’avortement clandestin dans son pays.

Maria et sa mère Amina sont unies par des liens sacrés, quoi qu’il arrive. (Photo : Pili Films/Mathieu Giombini)

Amina, mère célibataire, gagne sa vie en extrayant les tiges de métal de pneus pour fabriquer des kanouns, sorte de braseros qui servent au chauffage ou à la cuisson des aliments. Lorsqu’elle apprend que sa fille Maria est enceinte, son monde s’écroule. D’autant que celle-ci veut avorter. L’interruption volontaire de grossesse est illégale au Tchad, et impensable dans la communauté musulmane locale dont Amina et Maria font partie. Entre les médecins qui acceptent de pratiquer l’opération contre forte rémunération et les vieilles femmes aux méthodes douteuses, mère et fille vont devoir trouver une solution discrète et dans leurs moyens modestes.

Résister au « socle patriarcal indéboulonnable de la société tchadienne », selon les propos du cinéaste, c’est ce que font les protagonistes de « Lingui, les liens sacrés ». Le mot tchadien du titre évoque justement ces liens d’entraide et de solidarité qui, depuis des temps immémoriaux, unissent les familles et leur voisinage. C’est à leur exploration que se consacre Mahamat-Saleh Haroun, brossant au passage un portrait souvent amer d’une société où la compétition pour la richesse et le prestige a pris le pas sur la tradition de partage. Le personnage de Brahim, voisin d’Amina, est emblématique : s’il la courtise et souhaite l’épouser, prétendant que son statut de mère célibataire ne le rebute pas, il se garde bien d’intervenir lorsque Maria fugue. Le « lingui » n’est apparemment pas pratiqué par les hommes dans le film – en témoigne aussi l’imam qui prêche l’entraide et semble pourtant bien peu compréhensif. Il y a là parfois une certaine gêne, comme si le cinéaste voulait compenser son regard masculin en polarisant les genres et en idéalisant la sororité. Car pas une femme ne trahira l’autre, et des liens familiaux perdus se verront même retissés.

Pied de nez au patriarcat

Le film mérite-t-il pour autant les qualificatifs de « gênant » ou d’« art naïf » (au sens péjoratif du terme), entendus ou lus après qu’il est revenu bredouille du dernier Festival de Cannes ? Il semble y avoir dans ces qualificatifs une certaine condescendance vis-à-vis d’un long métrage africain (certes coproduit par la France, l’Allemagne et la Belgique) qui n’utilise pas complètement les codes narratifs habituels. Oui, les plans sont parfois étirés, le scénario sans retournements pervers privilégie les fragments et les ellipses, les actrices font dans la sobriété plutôt que dans l’emphase – et en aucun cas ne jouent mal, comme on a pu l’entendre ou le lire aussi. Mais c’est qu’Amina, Maria et les autres femmes qui croisent leur chemin sont écrasées par un patriarcat qui rend difficile tout mouvement, toute fluidité narrative. Et on a tout de même droit à une photographie de toute beauté, signée Mathieu Giombini, qui donne un caractère particulièrement immersif à la vision d’une N’Djaména vibrante de vie. La beauté formelle des images va de pair avec un message d’espoir délivré en toute simplicité.

D’autant que le film est bien plus malin qu’il n’y paraît. D’abord parce que l’apparente linéarité du scénario réserve quand même quelques surprises. Et puis parce qu’à la thématique de l’avortement viennent se greffer celles, patriarcat oblige, du viol, de l’exploitation ou de l’excision. On pourrait rétorquer que cela fait beaucoup pour un seul film : le propos n’est cependant pas d’approfondir lesdites thématiques, mais d’en mêler les ingrédients en concoctant une recette de résistance. Dans une réjouissante scène finale, on comprend que le pouvoir des femmes, quand elles sont unies, n’est pas un vain mot. Sera-ce suffisant pour ébranler la société tchadienne ? Sûrement pas : il n’y a pas de salles de cinéma dans le pays, et si la télévision décide de ne pas diffuser le film, celui-ci ne sera vu que par une minorité dans des projections improvisées ou dans des vidéoclubs. Mais « Lingui, les liens sacrés » existe, et nous avons la chance de pouvoir le voir au cinéma en Europe. Entre dépaysement et découverte, il sert aussi à ouvrir les yeux sur le monde.

À l’Utopia. Tous les horaires sur le site.

L’évaluation du woxx : XX


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