Dans les salles : Triangle of Sadness

Après avoir raillé les stations de ski et l’art contemporain, Ruben Östlund s’attaque à la mode et aux croisières dans un nouveau brûlot contre la vacuité des riches, récoltant au passage une deuxième Palme d’or à Cannes. L’exercice est agréable, quoique aussi superficiel que l’objet de ses piques.

Jeunes, riches, d’une beauté célébrée sur les réseaux sociaux : Yaya et Carl seront pourtant pris dans la tourmente d’une croisière qui va dégénérer… (Photo : Fredrik Wenzel – Plattform Produktion)

Carl et Yaya forment un couple idéal pour les réseaux sociaux. L’influenceuse et le beau gosse, tous deux mannequins, s’épaulent pour asseoir leur popularité auprès d’un public friand de jeunesse photogénique. Et pourtant, l’une des premières scènes les voit se chamailler à propos de qui va payer une note de restaurant. Les dialogues y répètent ad libitum les griefs de l’un et de l’autre, pour se poursuivre dans le taxi puis dans la chambre d’hôtel. Le cinéaste va, comme à son habitude, étirer jusqu’à plus soif les idées qui président à ses plans. Voilà déjà un aspect clivant du film, puisqu’une partie du public verra dans cet étirement constant une longueur excessive. En tout cas, le résultat est un malaise qui va croissant, indéniablement l’effet voulu. On retient de ces scènes introductives, au passage, que Carl semble prendre bien plus au sérieux cette relation que Yaya et qu’il parie sur le fait qu’elle en viendra à partager ses sentiments.

Puis les choses sérieuses commencent. Voilà nos deux tourtereaux invités sur un yacht où l’on enjoint au personnel de ne jamais dire non à la clientèle, quelles que soient ses exigences. Milliardaire russe douteux, marchand d’armes britannique, épouses effacées ou complices, les passagers et passagères ont en commun une richesse ostentatoire. Si l’on y ajoute un commandant américain ivrogne et marxiste, tous les ingrédients nécessaires à un melting-pot en forme de poudrière se trouvent réunis. D’autant que, dans les entrailles du navire, loge le personnel d’entretien, en majorité philippin. Ruben Östlund s’en donne a cœur joie dans cette partie pour ridiculiser ses personnages, dans des scènes parfois assez loufoques. Si l’on rit souvent, force est de constater que les cibles sont faciles. Oui, les influenceuses vendent du vent ; oui, les marchands d’armes sont méchants ; oui, les fantaisies des milliardaires se font en s’essuyant les pieds sur les masses laborieuses. En arrosant ses cibles multiples de flèches, le réalisateur, non content d’enfoncer des portes ouvertes, dilue son propos à vouloir ratisser trop large.

… et où les rôles seront sérieusement redéfinis, notamment par Abigail. (Photo : Plattform Produktion)

Redéfinition des rôles

Heureusement, des pirates mettent fin à cet épisode, après une scène de dîner du capitaine en pleine tempête assez virtuose, mais toujours longuette. Voilà la partie la plus réussie des trois que compte le film – pour faire pendant à ce « triangle de tristesse » du titre (en fait les rides malvenues d’un mannequin provoquées par un froncement de sourcils trop appuyé). Sur l’île où quelques passagers et passagères ont échoué et survécu, les rapports de force et de genre s’inversent. En effet, c’est la femme de ménage philippine, seule à savoir pêcher et construire un feu, qui devient la « commandante », au grand dam de la cheffe de cabine. Elle installe peu à peu une sorte de matriarcat, accepté avec un certain enthousiasme (surtout pour les femmes) ou sous la contrainte (pour les ex-mâles dominants). C’est cette redéfinition des rôles dans une situation dramatique qui apporte une véritable profondeur au film, jusque-là ancré dans la même superficialité – dans le sens d’une critique facile – que ses riches personnages. Dommage donc que cette profondeur n’arrive qu’à la troisième partie, même si l’on a pu rire avant et si le malaise voulu par Ruben Östlund s’est bien installé. Dommage aussi que la fin apparaisse si suspendue et trop ouverte. Mais, après deux heures et demie, il fallait bien conclure.

Film somme toute pas désagréable, « Triangle of Sadness » pêche par l’étirement de ses idées et une construction en trois parties de facture inégale. Au fait, Yaya finit-elle par partager les sentiments de Carl, comme évoqué plus haut ? Il faudra là aussi se contenter d’une réponse suspendue. Opérer une critique plutôt facile et ne pas complètement dénouer les nœuds de son scénario, on a vu recette plus gourmande pour une Palme d’or à Cannes. Mais, au moins, le film ne peut laisser indifférent et se prête fort bien à l’analyse.

Dans toutes les salles. Tous les horaires sur le site.

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