Comment les petits partis de la gauche radicale gèrent-ils leurs rapports aux médias, et quel traitement leur réservent ces derniers ? Le sujet a fait l’objet d’un débat avec Philippe Poutou, trois fois candidat à la présidentielle française pour le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), lors de la « Summer Uni » de Déi Lénk, le 27 juillet. Au-delà des différences entre les deux pays, les deux formations font face aux mêmes difficultés à porter leur message anticapitaliste.

Philippe Poutou veut porter une réflexion sur les rapports de la gauche radicale aux médias dominants. (Photo : Patrice Calatayu/Wiki Commons)
Le 21 décembre 2021, Philippe Poutou est l’invité de BFM TV, où il fait face à Jean-Jacques Bourdin, alors intervieweur vedette de la chaîne d’info en continu. Le candidat du NPA à l’élection présidentielle attaque bille en tête le propriétaire des lieux :
« Il y a des tas d’actionnaires qui gagnent des fortunes énormes, sans travailler. Ils branlent rien et ils gagnent énormément ! On a même des gens… je crois que vous connaissez un peu Drahi [patron de BFM TV], par exemple, pour parler d’un riche, le 10e du classement des fortunes de France, il a combien ? 12 milliards ? Bon.
– C’est scandaleux que les milliardaires, par leur travail, leurs investissements, s’enrichissent ?
– On n’a pas 12 milliards parce qu’on travaille, c’est pas possible. On veut nous faire croire que les riches sont riches parce qu’ils sont malins, c’est de la foutaise. Les riches sont riches parce qu’ils volent. »
Pour Philippe Poutou, cette séquence fait partie des « bons moments » dans les relations difficiles que son petit parti entretient avec les grands médias audiovisuels français. Un moment où il peut dénoncer le fonctionnement des chaînes privées dont il est l’invité et qui, ces dernières années, sont presque toutes passées sous le contrôle d’une poignée de milliardaires, à la proximité plus ou moins affirmée avec l’extrême droite.
Philippe Poutou a été candidat à l’élection présidentielle française en 2012, 2017 et 2022 sous la bannière du NPA. De cette expérience, il a tiré un livre paru en mars dernier, « Un ‘petit’ candidat face aux ‘grands’ médias », coécrit avec sa compagne Béatrice Walylo et Julien Salingue, membre du NPA et ancien collaborateur de l’observatoire des médias Acrimed. Il raconte la maltraitance dont le « petit candidat Poutou » fait l’objet de la part des médias audiovisuels français. Le but de l’ouvrage, dont est tiré l’échange ci-dessus avec Jean-Jacques Bourdin, n’est cependant pas de se plaindre du traitement inégal dont le NPA est l’objet. Pour les trois auteur·es, il s’agit « d’inscrire cette expérience rare, consistant à être soudainement invités à évoluer dans un monde qui aime demeurer dans l’entre-soi, dans une réflexion sur les rapports de la gauche radicale aux médias dominants ».
Philippe Poutou et Béatrice Walylo ont partagé leurs expériences et réflexions avec Déi Lénk au cours d’un débat que j’ai animé à l’auberge de jeunesse de Lultzhausen, ce dimanche 27 juillet, dans le cadre de la « Summer Uni » du parti de gauche. Le premier constat qui s’impose est la différence notable entre les paysages médiatiques luxembourgeois et français : alors que dans l’Hexagone l’enjeu se concentre sur des chaînes télés publiques et privées, le Luxembourg n’en possède qu’une, RTL, la presse écrite, les sites internet et les radios occupant une place privilégiée dans la diffusion de l’information. Autre différence : la qualité du traitement par les journalistes. Au Luxembourg, les échanges sont généralement apaisés, les journalistes n’agressent pas leurs interlocuteurs et les laissent dérouler leurs arguments, conviennent le député David Wagner et l’ex-députée Nathalie Oberweis, parties prenantes au débat pour Déi Lénk.
Interrompu 56 fois en 13 minutes
Rien de tel en France, témoigne Philippe Poutou, où les « petits » candidats, a fortiori quand ils mettent en cause l’ordre dominant, sont brutalisés par les journalistes dans l’objectif de les délégitimer. La même question est répétée à l’envi, tandis que le candidat est interrompu en permanence pour l’empêcher de mener son raisonnement à bien. « Nous avons compté 56 coupures de parole dans une interview de 13 minutes », sur LCI (devenu CNews), le 21 avril 2017, rapporte Béatrice Walylo, pour qui le rapport aux médias est un « sport de combat ».
Pourquoi tant de haine ? « Les médias appartiennent à de grosses familles et à des milliardaires, et le lien est donc assez facile à faire entre les classes dominantes et l’outil médiatique », analyse le triple candidat à la présidentielle. « Comme nous sommes des porte-parole de la classe opprimée, il est évident qu’on arrive dans un endroit qui n’est pas chez nous et on sent bien par plusieurs aspects qu’on est mal accueillis. Nous sommes des révolutionnaires, des anticapitalistes et, quand on est invités, on a envie de gueuler et d’exprimer toute notre révolte. » Tout n’est cependant pas si simple, poursuit Philippe Poutou : « On est dans des endroits où les gens sont polis et bien habillés, où tout est policé, on nous offre le café et parfois même des petits fours. Tout est cool, puis il y a ce décalage entre cet accueil et la réalité de l’interview, où on sent qu’on rentre dans des choses beaucoup plus compliquées : des dispositifs très maîtrisés qui diminuent largement nos capacités d’expression. C’est quand on est dans l’interview qu’on se rend compte que ce n’est pas un lieu d’expression, que c’est un lieu pour les classes dominantes. La particularité d’une présidentielle oblige les médias à nous inviter. Parfois, ils montrent qu’ils le font à contrecœur, mais la loi électorale les oblige à le faire. »
Pour un petit parti marginalisé par les médias, la campagne présidentielle est l’occasion de faire entendre sa voix, de faire connaître son programme à des millions de personnes. Les chaînes étant tenues d’accorder un temps de parole équivalent à chaque candidat dans les deux semaines qui précèdent le premier tour, le moment est, selon Philippe Poutou, propice « à installer un rapport de force où tout devient négociable : les heures de passage, le format de l’interview, le nombre d’invités sur le plateau, etc. »
Invisibilisation
Ce rapport de force existe aussi au Luxembourg avec RTL, affirme David Wagner. « On est rarement brutalement attaqués dans les médias », reconnaît cependant le député. « La question qu’on se pose est plutôt de savoir si on est suffisamment présents, de savoir si les médias considèrent que nous sommes pertinents et s’ils vont couvrir les sujets politiques que nous estimons être importants. » Tout le problème tourne dès lors autour de l’invisibilisation dont Déi Lénk peut faire l’objet, même si ses élus sont très régulièrement interrogés sur les dossiers politiques importants. Mais c’est souvent le service minimum, sachant que les représentant·es du parti font rarement la une des journaux ou l’objet de grandes interviews, comme cela est le cas des chrétiens-sociaux, des libéraux ou des socialistes. « En faisant un décompte, on s’est aperçus qu’après les législatives de 2023, ni moi ni Marc Baum, l’autre député Déi Lénk, n’avons été invités durant de longs mois par RTL », constate David Wagner.
Si les échanges sont de façon générale moins agressifs au Luxembourg qu’en France, la polarisation du débat sur Gaza a néanmoins apporté son petit lot de violences, dont a été victime Nathalie Oberweis, militante propalestinienne de longue date. D’abord sur 100.7, la radio publique, où un critique littéraire l’a accusé d’antisémitisme au détour d’une phrase dans sa chronique consacrée à un roman prenant pour point de départ l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023. Cette attaque gratuite s’est doublée d’un dénigrement sur les réseaux sociaux « par un groupe de journalistes et un membre des pirates », expose l’ancienne députée, questionnant la « déontologie de journalistes qui s’associent avec un responsable politique » pour diffamer une adversaire.
Lorsque Philippe Poutou a été désigné candidat pour le NPA à la présidentielle de 2012, l’ancien ouvrier de l’automobile a introduit une rupture dans la stratégie médiatique du parti. Jusque-là, le NPA acceptait toutes les invitations pour porter son message, l’idée étant que tout est bon pour se faire entendre. « Quand je suis arrivé, j’ai dit qu’il y a des endroits où je n’irai pas. C’est parce que je ne le sentais pas physiquement, je ne pouvais pas. Du coup, ça nous a obligés à réfléchir, à faire en sorte que ce ne soit pas juste un choix personnel, mais un choix collectif », explique Philippe Poutou. Le candidat a refusé de participer à des émissions de divertissement, mais surtout de se rendre sur les plateaux des chaînes détenues par Vincent Bolloré, C8 et CNews, ainsi que sur l’antenne d’Europe 1 après son rachat par le milliardaire d’extrême droite. Un choix dicté « par la cohérence » dans un parti résolument antifasciste.
L’entre-soi des journalistes
Là encore, la question ne se pose pas pour l’instant au Luxembourg, « où il n’y a pas de médias d’extrême droite ou de médias contrôlés par des milliardaires », souligne David Wagner. Au-delà de toutes les différences, il y a néanmoins des points communs entre le vécu de Déi Lénk et celui du NPA face aux médias. Ils tiennent essentiellement à l’offre politique portée par ces deux partis anticapitalistes. « Les journalistes, qui se revendiquent généralement du social-libéralisme, nous trouvent bien sympathiques, mais on sent bien leur réticence dès que nos propositions deviennent concrètes. Ils n’arrivent par exemple pas à sortir du raisonnement selon lequel il faut préserver la compétitivité des entreprises », détaille David Wagner. Béatrice Walylo relève à ce propos le traitement parfaitement identique réservé au NPA par les chaînes publiques et privées : « Les journalistes font partie du même sérail : il y a un entre-soi, ils viennent des mêmes écoles et des mêmes milieux sociaux. Le métier de journaliste en France est quand même très peu ouvert. Ils sont dans une culture commune. » L’état des lieux est sensiblement identique au grand-duché, d’après David Wagner : « Lors d’une table ronde organisée l’an dernier, il est ressorti que la plupart des journalistes sont issus de la classe moyenne supérieure. »
Un autre point commun entre un petit parti au Luxembourg et en France porte précisément sur la stratégie face aux médias. Tant pour Déi Lénk que pour le NPA, la question se heurte à celle des moyens. Contrairement aux grands partis, ils ne disposent pas d’une armée de communicant·es et d’attaché·es parlementaires pour gérer leurs relations avec les journalistes. La vie militante ne se résumant pas aux seuls passages dans les médias, le temps de la réflexion fait parfois défaut en termes de stratégie. « Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un sujet sur lequel nous devons nous pencher davantage, et nous réfléchissons aussi à la manière dont nous pourrions construire notre propre média pour porter les sujets qui sont importants pour nous », soutient David Wagner.
Pour Philippe Poutou et Béatrice Walylo, tout l’objet de leur livre est de susciter le débat et la réflexion à gauche, plus particulièrement avec LFI, autre parti français appartenant à la mouvance radicale. Mais cela ne prend pas trop, avouent-ils. « L’idée du bouquin était de témoigner et d’essayer de comprendre pourquoi ça se passe comme ça. On aimerait que le sujet des médias soit un sujet politique, comme tous les autres sujets », dit Philippe Poutou. Pour le militant du NPA, « les médias sont un lieu de combat » à investir.
De l’automobile à la librairie
Âgé de 58 ans, Philippe Poutou milite depuis le lycée, s’identifiant alors aux luttes contre Pinochet, l’apartheid ou le nucléaire. En 2000, il rejoint les rangs de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qui deviendra le NPA en 2009. C’est sous son étiquette qu’il se présente à trois reprises à l’élection présidentielle : en 2012 (1,15 % des voix à l’issue du premier tour), en 2017 (1,09 %) et en 2022 (0,75 %). Depuis 2020, il est également conseiller municipal et métropolitain à Bordeaux, « une élection qui m’a apporté de la légitimité aux yeux des médias », constate l’homme connu pour son franc-parler. Parallèlement, Philippe Poutou est très actif au sein du syndicat CGT, participant en 2007 au sauvetage de l’usine Ford de Blanquefort, près de Bordeaux, où il est ouvrier. Mais l’usine ferme finalement ses portes en 2019, et Philippe Poutou se retrouve au chômage. En mars dernier, il a repris une petite librairie bordelaise avec sa compagne, Béatrice Walylo. Pour l’instant, il rencontre un certain succès dans cette nouvelle vie qui, une fois n’est pas coutume, a été amplement médiatisée. « Ça ne va peut-être pas durer, mais là, on fait carrément partie du circuit touristique à Bordeaux : des gens de passage viennent nous voir de toute l’Europe et nous achètent un livre », raconte-t-il au woxx. Des livres qui, cela va de soi, sont classés à gauche, qu’il s’agisse de littérature ou d’essais. Philippe Poutou ne se présentera pas à la présidentielle 2027, une échéance pour laquelle le NPA n’a pas encore décidé s’il désignera ou non une candidature, alors que la gauche est divisée face au péril de l’extrême droite. « Si c’est le cas, ce sera forcément une femme, à savoir l’une de nos deux porte-parole », précise-t-il.

