Environnement : Pas de répit pour les forêts

La semaine dernière, le Parlement européen a approuvé le report d’un an de l’entrée en vigueur de la loi anti-déforestation et adopté des amendements émis par la droite qui affaiblissent la portée du texte, suscitant la colère et l’inquiétude des défenseur·euses de l’environnement.

En 2023, près de quatre millions d’hectares de forêts primaires tropicales ont disparu. (© ArtHouse Studio/pexels)

« Grand et triste pas en arrière pour la protection des forêts et la lutte contre le changement climatique » (Fairtrade Lëtzebuerg), « Renoncement coupable, aux impacts terribles sur le plan environnemental, social mais aussi démocratique » (Greenpeace Luxembourg), « Une honte pour le PPE et une trahison de ses engagements envers les citoyens européens, les entreprises tournées vers l’avenir, les forêts du monde et notre climat » (World Wildlife Fund) : la déception et la colère des associations de défense de l’environnement sont à la mesure de l’enjeu, immenses. La semaine dernière, le groupe Parti populaire européen (PPE, centre-droit et droite) et l’extrême droite ont en effet fait alliance pour reporter et amender une loi qui aurait été une avancée majeure en matière de protection de l’environnement et qui constitue l’un des textes fondamentaux du Green Deal. Par 371 voix pour, 240 voix contre et 30 abstentions, le Parlement européen a approuvé la proposition de la Commission européenne de décaler d’un an l’entrée en vigueur du Règlement contre la déforestation et la dégradation des forêts (RDUE), afin de laisser plus de temps aux entreprises de se conformer à la loi. Le RDUE ne sera donc pas appliqué avant le 30 décembre 2025 pour les grandes entreprises et le 30 juin 2026 pour les micro et petites entreprises. Une année supplémentaire d’inaction et des dizaines de milliers d’hectares de forêt qui vont partir en fumée, se sont insurgées les défenseur·euses de l’environnement.

Dans sa version initiale, le RDUE, finalisé en 2022 et promulgué en 2023, prévoit que les produits à l’origine de la majeure partie de la déforestation imputable à l’UE et commercialisés au-delà du 31 décembre 2020 ne devront pas être issus de la déforestation pour pouvoir être mis sur le marché européen – la date butoir étant dépassée pour ne pas inciter à davantage déboiser avant l’application de la loi. La législation concerne sept produits : les bovins, le cacao, le café, l’huile de palme, le caoutchouc, le soja et le bois, mais aussi les produits directement dérivés (comme le cuir, le chocolat, les pneumatiques ou le papier) et s’étend à tous les produits contenant, ayant été nourris, fabriqués ou construits à partir de ces matières premières. Il revient par ailleurs aux entreprises importatrices, responsables de leur chaîne d’approvisionnement, d’être capables de prouver l’absence de risque pour les forêts et la traçabilité de leurs produits, ainsi que leur conformité avec la législation du pays de production en matière de droits de l’homme et des droits des peuples autochtones.

« Des formalités administratives excessives » pour le PPE, qui qualifie la loi de « monstre bureaucratique » et refuse de « surcharger les agriculteurs européens, les entreprises ou les partenaires commerciaux internationaux ». Le texte avait également été critiqué par plusieurs États, notamment le Brésil, les États-Unis et l’Indonésie, ainsi que par des milieux d’affaires de l’agrobusiness, inquiets des coûts supplémentaires engendrés pour les agriculteur·euses, les éleveur·euses et les exploitant·es forestier·ères. Pour le PPE, le seul report de la loi « ne suffisait pas », il fallait donc aussi « l’adapter ». C’est pourquoi le groupe a déposé peu avant le vote quinze amendements, avant d’en retirer six d’entre eux, et dont un certain nombre a été voté jeudi dernier, 14 novembre. Une tactique d’ailleurs vivement critiquée par l’eurodéputée luxembourgeoise Tilly Metz (Verts/Alliance libre européenne) : « Les conservateurs n’ont pas seulement voulu ajourner le texte, alors qu’ils avaient un accord avec les socialistes et que le Conseil avait également accepté le délai supplémentaire d’un an, ils ont aussi soumis ces amendements au dernier moment. Ils ont voulu faire une révision d’une régulation qui n’est même pas encore en place ! Cette procédure est scandaleuse. C’est un coup bas ! ».

L’une des mesures adoptées et qui a fait le plus bondir les ONG et les verts concerne l’introduction d’une nouvelle catégorie de pays dits « sans risque », en plus des catégories « faible risque », « risque standard » et « risque élevé » déjà établies par le RDUE. « Le groupe PPE souhaite également exempter les pays où il n’y a pas de déforestation. Au lieu de faire pression sur les pays pour qu’ils se conforment à des exigences coûteuses et contraignantes, le groupe PPE souhaite les encourager à protéger leurs forêts de manière proactive », écrit le groupe majoritaire sur son site. Les pays « sans risque » sont définis comme des pays « dont la superficie forestière est stable ou en augmentation », explique le Parlement, et « seraient donc soumis à des exigences nettement moins strictes, puisque le risque de déforestation serait considéré négligeable ou inexistant ». L’Allemagne en ferait partie.

Pays « sans risque »

Pour l’ONG Fairtrade Lëtzebuerg, cette catégorisation « renforce une approche néocolonialiste au niveau de la durabilité » et « l’ajout d’une telle définition ne fera qu’accroître la colère à l’égard de l’agenda du « Green Deal de l’UE » dans les pays du Sud global », les risques, avec une telle approche, n’étant essentiellement perçus qu’à l’extérieur de l’UE. « L’établissement d’une liste de pays « sans risque » est une négligence et crée des échappatoires inutiles. Il est inacceptable que des produits qui n’ont pas fait l’objet d’un contrôle préalable et dont la traçabilité n’est pas garantie tout au long de la chaîne d’approvisionnement se retrouvent sur le marché européen », a pour sa part commenté Tilly Metz.

(© Bruno Kelly, Wiki Commons)

Ironie de la situation : en voulant préserver les entreprises, le PPE a créé une instabilité qu’exècrent les marchés. Une cinquantaine d’entre elles, parmi lesquelles Nestlé, Ferrero, Michelin ou la Société Internationale de Plantation d’Hévéas (SIPH, le plus grand producteur de caoutchouc naturel en Afrique), ayant commencé à investir pour se mettre en conformité avec le RDUE d’ici la fin de cette année, ont fait part de leur inquiétude et pointé qu’un tel affaiblissement du texte pourrait mettre en péril leurs investissements. « Le PPE, qui se revendique comme la voix des industries et des entreprises, a créé le chaos », raille Tilly Metz.

Le vote a par ailleurs été émaillé d’une controverse : des député·es de la gauche et du centre ont relevé un dysfonctionnement des machines de vote. Un couac qui pose problème au vu de l’enjeu du scrutin et des résultats parfois très serrés – certains amendements ayant été votés à trois et cinq voix près. « J’ai parfois dû appuyer une dizaine de fois avant que mon vote ne soit enregistré. Quant à ma voisine de table, elle n’a pas pu voter tous les amendements. Je ne pense pas que ce soit intentionnel, ce sont des nouvelles machines. Je ne dis pas non plus que tous les résultats auraient été différents, mais nous aurions dû pouvoir revoter, c’est une question de principe », témoigne Tilly Metz. La présidente du Parlement, Roberta Metsola, a en effet refusé de répéter le vote. D’après « Le Point », elle a toutefois annoncé une enquête auprès des services techniques.

Les résultats montrent aussi que l’alliance avec les trois groupes d’extrême droite – les Conservateurs et réformistes européens (ECR), les Patriotes pour l’Europe (PfE) et l’Europe des nations souveraines (ESN) – était indispensable pour faire passer les amendements. « C’est la troisième fois, en quelques semaines, que les démocrates-chrétiens [PPE] recourent à une majorité alternative avec l’extrême droite (…) Les votes ont été, à chaque fois, précédés de négociations entre des député·es démocrates-chrétiens et l’extrême droite. Après le vote, les élu·es ont montré une réelle jubilation, par des applaudissements et des accolades, ravi·es de leur alliance. Il s’agit d’une rupture pure et simple du cordon sanitaire», constate Vincent Georgis, de « L’Écho ». « Les conservateurs donnent le ton pour les cinq prochaines années, en suivant de plus en plus le récit de l’extrême droite », vitupère Tilly Metz. « Le PPE se démarque clairement de la ligne de son groupe politique lors du dernier mandat. Après tout, c’est son membre du groupe et futur commissaire à l’Agriculture, Christophe Hansen, qui a négocié le règlement sur la déforestation pour le Parlement. » Le luxembourgeois Christophe Hansen (CSV), alors député européen, avait en effet été désigné rapporteur du règlement et estimait déjà en 2022 qu’il « n’y (avait) plus de temps à perdre ». Contacté par le woxx, il s’est refusé à tout commentaire.

Le RDUE est désormais à nouveau en commission pour des négociations interinstitutionnelles. Le texte qui en sortira devra ensuite être approuvé par le Conseil puis le Parlement et publié au Journal officiel de l’UE pour entrer en vigueur. La Commission européenne peut cependant encore retirer sa proposition ou s’opposer aux amendements approuvés par le Parlement. En ce cas, le Conseil devra alors les approuver un à un à l’unanimité (et non à une majorité qualifiée comme c’est le cas habituellement).

« Si l’UE persiste dans cette procédure législative, elle enverra un signal très négatif à la communauté internationale quant à la crédibilité de sa politique environnementale », prévient Martina Holbach, chargée de campagne à Greenpeace Luxembourg. « La Commission est coupable d’avoir tardé à fournir les outils nécessaires à l’application du règlement et surtout d’avoir ouvert cette procédure législative. Le PPE s’est empressé de détricoter la réglementation : les mots manquent pour qualifier une telle manœuvre politique qui n’est rien d’autre qu’un sacrifice de notre futur au profit de quelques intérêts économiques privés. Nous ne parviendrons jamais à résoudre la crise climatique si nous ne mettons pas un terme à la déforestation. »

Qu’ont voté les eurodéputé·es luxembourgeois·es ?

Fernand Kartheiser (ADR/Conservateurs et réformistes européens, extrême droite), Charles Goerens (DP/Renew Europe, libéraux) et Isabel Wiseler-Lima (CSV/PPE) ont voté en faveur du report de la loi tandis que Tilly Metz (Verts/ALE) et Marc Angel (LSAP/Alliance progressiste des socialistes et démocrates, gauche) s’y sont opposé·es. Concernant les amendements, seul Fernand Kartheiser les a approuvés.

Dix terrains de football chaque minute

Les forêts couvrent 30 pour cent de la surface terrestre de la planète, abritent 80 pour cent de la biodiversité terrestre et sont absolument indispensables à l’humanité. Comme le rappelle en introduction le Règlement européen sur la déforestation (RDUE), les forêts, qui produisent de l’oxygène et captent le CO2, préservent le système climatique, stabilisent les sols, constituent une source d’humidité et jouent un rôle dans la rétention d’eau ainsi que dans la recharge des nappes phréatiques. Elles fournissent également des moyens de subsistance et de revenus à environ un tiers de la population mondiale. D’après le Conseil de l’Union européenne, 86 millions d’emplois verts sont fournis par les forêts à l’échelle mondiale. Leur destruction a donc des conséquences graves tant sur le plan environnemental, qu’économique et social. Les forêts constituent le deuxième plus grand puits de carbone de la planète, après les océans, indique l’Office français des forêts. La déforestation, qui réduit non seulement ce puits de carbone, est aussi responsable de 20 pour cent des gaz à effets de serre et joue donc un rôle majeur dans le réchauffement climatique. Elle pèse également très lourd dans le déclin catastrophique de la biodiversité et augmente par ailleurs la possibilité de contact avec les animaux sauvages, avec pour conséquence le risque accru de voir apparaître de nouvelles maladies. D’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), entre 1990 et 2020, 420 millions d’hectares de forêts ont disparu – c’est plus que la superficie de l’UE. L’expansion de l’agriculture en est la principale cause : elle est responsable de près de 90 pour cent de la déforestation mondiale. Chaque minute, l’équivalent de dix terrains de football de surfaces boisées disparait dans le monde, selon l’Institut des ressources mondiales, cité par le Conseil de l’Europe. Le Brésil est le premier pays touché, suivi de la République démocratique du Congo et de la Bolivie. Selon le rapport « Planète vivante 2024 » du World Wildlife Fund (WWF), l’Amazonie devrait s’effondrer si 20 à 25 pour cent de son territoire était déboisé – 17 pour cent l’ont déjà été. Durant la période 1990-2020, la surface des forêts de l’UE a pour sa part augmenté de neuf pour cent. Ce n’est cependant pas aussi positif qu’il peut paraître : il s’agit surtout de forêts plantées. D’après l’Agence européenne pour l’environnement, mentionnée dans le RDUE, les forêts primaires (où aucune intervention humaine n’a eu lieu) ou les forêts qui se régénèrent naturellement sont menacées, notamment en raison d’une gestion intensive. Or ces forêts primaires ont développé « une biodiversité et des caractéristiques structurelles uniques ». « À l’heure actuelle, moins de cinq pour cent des zones forestières européennes sont considérées comme non perturbées ou naturelles », précise le RDUE. En raison de leur consommation, les Européen·nes sont responsables d’au moins 10 pour cent de la déforestation mondiale. En l’absence des nouvelles règles de l’UE pour la protection des forêts, « l’UE pourrait être à l’origine de la déforestation de plus de 248.000 hectares par an, une superficie presque aussi vaste que le territoire du Luxembourg », peut-on lire sur le site du Conseil de l’Europe. Sept produits et leurs dérivés sont responsables de la majeure partie de la déforestation imputable à l’UE : l’huile de palme (34 pour cent), le soja (32,8 pour cent), le bois (8,6 pour cent), le cacao (7,5 pour cent), les bovins (5 pour cent) et le caoutchouc (3,4 pour cent).


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