Espace : sous un ciel de déchets

Des millions de débris gravitent autour de notre Terre, résultat des multiples lancements spatiaux opérés ces dernières décennies. Avec leur nombre, le risque de collisions – et donc la création de nouveaux débris – va croissant et menace les satellites opérationnels ainsi que les vols habités, mais aussi le fonctionnement actuel de nos sociétés devenues très dépendantes des services satellitaires. Si l’espace autour de la Terre n’est pas encore saturé, la question longtemps ignorée de la gestion de ces déchets se fait de plus en plus pressante.

Alors que nos sociétés sont devenues extrêmement dépendantes des services satellitaires, l’usage de l’espace est menacé par tous les débris en orbite autour de la Terre. (© Spacejunk3D, LLC)

Depuis le début de l’ère spatiale, il y a presque 70 ans, des milliers d’objets ont été envoyés dans l’espace – lanceurs, satellites, navettes. Et entre les appareils laissés à l’abandon, les explosions causées par des restes d’énergie (carburant et batteries) et les collisions, des tonnes de débris potentiellement dangereux se sont mis à graviter autour de la Terre. D’après le dernier rapport de l’Agence spatiale européenne (ESA) sur l’environnement spatial, il y aurait quelque 36.000 objets de plus de dix centimètres − débris et satellites actifs – gravitant en orbite basse (entre 200 et 2.000 kilomètres d’altitude). « À l’heure actuelle, ce sont les seuls qui peuvent être détectés. Les objets plus petits ou situés dans des orbites plus lointaines sont beaucoup plus difficiles à repérer », précise Quentin Verspieren, coordinateur du programme de sécurité spatiale à l’ESA. D’après les estimations de l’agence, le nombre d’objets faisant un à dix centimètres pourrait s’élever à un million, et le nombre d’objets mesurant entre un millimètre et un centimètre à 130 millions. De surcroît, tous ces objets dérivent à une vitesse moyenne de 30.000 kilomètres par heure. « À cette vitesse, une petite bille d’un centimètre va générer lors d’un impact la même énergie explosive qu’une grenade ! Et il y en a des millions, invisibles ! », signale le coordinateur.

Avec le nombre de lancements en constante augmentation (2023 a été une année record avec 211 lancements réussis), le risque de collision va croissant, et avec lui la menace d’une réaction en chaîne sans fin, le fameux syndrome de Kessler, susceptible de rendre les altitudes couramment utilisées complètement inexploitables. SpaceX a ainsi indiqué qu’au premier semestre 2024 les satellites de sa constellation Starlink ont effectué pas moins de 50.000 manœuvres pour éviter des collisions, deux fois plus qu’au semestre précédent. Il faut dire que l’entreprise d’Elon Musk concentre à elle seule plus de 6.000 satellites sur les 10.000 actifs, tous situés à environ 550 kilomètres d’altitude et destinés à fournir une connexion internet à haut débit.

Nos sociétés sont devenues extrêmement dépendantes des technologies spatiales pour fonctionner au quotidien. Services météorologiques, GPS, télécommunications, système financier international, réseaux d’électricité, etc., reposent sur des satellites dont certains valent plusieurs centaines de millions d’euros la pièce, ainsi que sur une infrastructure à plusieurs milliards d’euros. Assurer la sécurité de ce matériel est donc indispensable, tout comme assurer celle des astronautes et des Terriens. « La Station spatiale internationale (ISS) doit désormais manœuvrer régulièrement − plusieurs fois par an − pour éviter des débris susceptibles de mettre la vie des astronautes en danger. C’était rare il y a encore dix ou quinze ans », relève Quentin Verspieren. On se souvient de la frayeur causée par la pulvérisation d’un satellite russe en novembre 2021, qui avait obligé les occupants de l’ISS à se réfugier dans les vaisseaux amarrés et à se préparer à une évacuation d’urgence. Bien que faible en raison de la surface occupée par les océans, le risque qu’un objet tombe sur Terre dans une région habitée n’est cependant pas nul. En 2020, les débris d’une fusée chinoise sont tombés près d’un village en Côte d’Ivoire, heureusement sans faire de blessés. À ce jour, il semblerait qu’une seule personne ait été touchée par un débris spatial − une habitante de l’Oklahoma (États-Unis), en 1997.

Des solutions futuristes

L’homme est-il en train de reproduire dans le ciel les erreurs commises sur Terre ? Quentin Verspieren refuse de se montrer défaitiste. « L’espace reste très grand et il y a encore de la place, y compris dans les orbites très utilisées comme les orbites basses ou l’orbite géostationnaire (orbite située à 36.000 kilomètres d’altitude et synchrone avec la rotation de la Terre, ndlr). Le risque est bien sûr plus ou moins grand en fonction des altitudes, notamment aux alentours des 550 kilomètres d’altitude, où se trouvent tous les satellites de SpaceX. Mais il est encore temps d’adopter de bonnes pratiques. Cela passe par l’observation pour éviter les collisions, par l’arrêt de la pollution et par le ramassage des déchets. »

Concernant la gestion des déchets déjà existants, la solution classique consiste à faire rentrer dans l’atmosphère les satellites situés dans l’orbite basse une fois leur mission terminée, afin qu’ils s’y consument. Ils peuvent aussi entrer naturellement dans l’atmosphère, mais le temps qu’ils mettront à le faire dépend de leur altitude, comme l’explique Quentin Verspieren : « Un satellite situé aux alentours de 400 kilomètres d’altitude mettra quelques années pour entrer naturellement dans l’atmosphère. Aux alentours de 500 – 550 kilomètres, il lui faudra 25 ans. Pour les orbites plus hautes, de 800 à 1.000 kilomètres, cela prendra des milliers, voire des dizaines de milliers d’années. »

Un bémol à cette technique : tout ne se consume pas en entrant dans l’atmosphère. C’est notamment le cas de certaines parties des satellites d’observation, conçues précisément avec des matériaux isolants destinés à stabiliser l’environnement thermique. Pour ces cas-ci, « l’ESA travaille sur deux bonnes pratiques », précise Quentin Verspieren, à savoir la fabrication de satellites qui brûleront le mieux possible d’une part (ce qui est appelé dans le jargon « design for demise », que l’on pourrait traduire par « conçu pour disparaître ») – ce sera tout l’objet de la mission Draco, en 2027 – et, d’autre part, l’entrée contrôlée de ce qui n’a pas pu brûler vers un endroit inhabité, typiquement la mer ou le désert − « généralement, aux alentours du point Nemo, dans le Pacifique Sud », le pôle maritime d’inaccessibilité, c’est-à-dire le point le plus éloigné de toute terre émergée sur notre planète.

Ce processus n’est cependant pas envisageable pour les satellites situés dans la partie haute de l’orbite basse ou dans l’orbite géostationnaire. « Ce serait très compliqué, coûteux et risqué de les faire redescendre, car ils devraient traverser des endroits très occupés », signale Quentin Verspieren. Ceux-là peuvent être transférés vers une « orbite cimetière ». Ce sont des orbites plus hautes, très stables, sur lesquelles ils pourront dériver des milliers d’années, jusqu’à l’émergence de technologies permettant de s’occuper de ces déchets.

L’ESA travaille à cet égard à une mission de service en orbite : RISE. Telle une dépanneuse qui remorquerait un véhicule à la casse, le satellite RISE, dont le lancement est prévu en 2028, sera envoyé sur l’orbite géostationnaire où il ira récupérer les satellites en fin de vie ou dont on a perdu le contrôle, et les tractera vers l’orbite cimetière, 100 kilomètres plus haut, avant de redescendre s’occuper d’un autre client. Le 13 octobre, SpaceX a pour sa part réussi l’exploit de rattraper au vol le premier étage de sa fusée Starship avant qu’il ne touche le sol – un moyen novateur de réutiliser les lanceurs.

Mais dans un cas comme dans l’autre, la pollution engendrée sur Terre et les ressources utilisées ne sont pas négligeables. N’est-ce pas contre-productif de polluer davantage la Terre pour aller nettoyer l’espace ? « C’est une des complexités du problème, et il faut espérer que cela fasse plus de bien que de mal. Mais on ne peut pas appuyer sur pause et se permettre d’attendre. C’est pour cela qu’il faut commencer à voir plus loin en termes d’économie circulaire, par exemple utiliser des matériaux recyclables », concède Muriel Hooghe, responsable du Département de la sécurité spatiale au sein de l’Agence spatiale du Luxembourg (LSA), qui s’est fortement positionnée sur la question de la durabilité dans l’espace (voir l’encadré).

Des directives peu suivies

Il est en parallèle nécessaire d’arrêter de produire des déchets : en 2015, il n’y avait encore que 17.000 objets en orbite autour de la Terre ; moins de dix ans après, il y en a deux fois plus. Pour y parvenir, éviter les collisions est une première étape, ce qui passe par une observation précise, mais aussi une meilleure communication entre les différents acteurs qui ont un pied dans l’espace. Fabriquer des pièces plus durables en est une deuxième.

Mais l’espace, c’est encore un peu le Far West, malgré l’existence de lignes de conduite, comme les lignes directrices sur la réduction des débris spatiaux du Comité inter-agences sur les débris (IADC) ou les lignes directrices relatives à la réduction des débris spatiaux des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique du Bureau des affaires spatiales des Nations unies. « Le problème, c’est que les directives sont peu mises en œuvre », déplore Quentin Verspieren. « Tout le monde est capable d’en faire plus − par exemple désorbiter un satellite dans un délai raisonnable, procéder à une entrée atmosphérique contrôlée, communiquer sa position ou les manœuvres envisagées −, mais ne le fait pas nécessairement, pour des raisons financières, parce que ça ne semble pas si important… »

(©ESA_Artists-impression)

Si essentielle qu’elle soit, la coordination entre les opérateurs de satellites se révèle en outre difficile à mettre en place sur le plan technique, au-delà de la seule volonté des différents acteurs. « Entre acteurs majeurs, comme entre l’ESA et la NASA par exemple, des processus ont été établis bien sûr », fait savoir Quentin Verspieren. Mais comment le faire avec une Chine peu transparente ou une Russie mise au ban ? Comment se mettre d’accord sur les normes ?

La Charte Zéro débris, née sous l’impulsion de l’ESA, a pour ambition de pallier en partie tous ces manques. À l’origine, il y a l’initiative « Zéro débris » de l’agence européenne, qui impose à l’ESA « les contraintes les plus strictes du monde » en matière de durabilité dans l’espace, insiste Quentin Verspieren : « Toutes les missions de l’ESA qui entreront en phase de conception à partir de 2030 ne devront plus générer de débris visibles, et les satellites seront désorbités cinq ans maximum après la fin de leur mission. Ils seront en outre dotés d’une interface permettant de les agripper, afin d’être amenés vers une orbite cimetière en cas de panne. Cela représente un véritable défi technologique. » Dans le cadre de cette initiative, l’ESA devrait aussi encourager les autres acteurs à lui emboîter le pas. Avec la Charte Zéro débris, la première du genre à réunir le plus grand nombre et la plus grande variété d’acteurs du secteur, l’ESA et tous les signataires s’engagent pour plus de durabilité des activités spatiales. « C’est important d’avoir une réponse qui ne soit pas seulement gouvernementale, car le secteur est en grande évolution et le poids des organisations gouvernementales tend à diminuer. Il faut une action conjointe de tous les acteurs : privés, société civile, Nations unies, gouvernements… », souligne le coordinateur, qui précise : « Hors de question de participer à du greenwashing avec cette charte : l’écriture a été collaborative et sa signature nous engage à travailler ensemble. »

Dans ce cadre commence aussi la rédaction du « Zéro Debris Technical Booklet », le premier inventaire exhaustif des techniques existantes ou envisageables pour parvenir au zéro débris, établi à partir du crowdsourcing (partage des connaissances). « Si les signataires suivent les objectifs, cela aura un impact majeur ! », se réjouit Quentin Verspieren. À l’heure où nous imprimons ces lignes, SpaceX, acteur majeur désormais, n’a pas encore signé la charte, mais son concurrent, Amazon Kuiper, si. Ce sera peut-être chose faite au 75e Congrès aéronautique international, qui se déroule jusqu’au 18 octobre à Milan et a cette année pour thème… la durabilité dans l’espace.

Un rôle important à jouer pour le Luxembourg Le Luxembourg s’est fortement positionné dans le secteur de la durabilité spatiale : c’est même le thème central de la stratégie 2023-2027 de l’agence spatiale nationale (LSA). Cette stratégie repose sur quatre piliers : la durabilité des activités dans l’espace, la durabilité des activités sur Terre (en lien avec le secteur spatial), l’utilisation durable des ressources spatiales et la durabilité des activités économiques. Environ 80 entreprises installées au Luxembourg travaillent dans le secteur spatial aujourd’hui, dont « une petite dizaine » sur la durabilité, indique Muriel Hooghe, responsable du Département de la sécurité spatiale. Citons notamment North Star et LMO, spécialisées dans l’observation, Red Wire Space, qui développe des bras robotiques, ou encore Clearspace, qui a pour ambition d’entretenir, réparer, mettre à niveau et ravitailler les satellites. Cette dernière joue un rôle essentiel dans la mission Clearspace-1 de l’ESA, planifiée pour 2028. « Il y a aussi une importante activité au sein des laboratoires de l’Université du Luxembourg », signale Muriel Hooghe. La problématique de la durabilité offre de belles perspectives commerciales, mais une question essentielle demeure en suspens : « Qui va payer ? Les États ? Les opérateurs ? Faudrait-il souscrire des assurances ? », soulève Muriel Hooghe. « C’est une branche avec des défis complexes, où il y a à l’évidence une nécessité de développement. Par exemple, le procédé de Clearspace, qui travaille sur l’extension de vie des satellites, n’est pas une solution abordable avec les moyens actuels pour toutes les entreprises. La création d’un fonds est évoquée. Mais rien n’a encore été décidé. »


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