Espagne
 : La deuxième mort 
du Caudillo

Les résultats des élections législatives du 20 décembre en Espagne pourraient marquer la fin du régime de 1978, mis en place après la mort du dictateur Francisco Franco.

Les yeux dans les yeux : les deux figures-clés des élections du 20 décembre, Pablo Iglesias et Mariano Rajoy. (Photo: Gobierno de España)

Les yeux dans les yeux : les deux figures-clés des élections du 20 décembre, Pablo Iglesias et Mariano Rajoy. (Photo: Gobierno de España)

« Aujourd’hui, l’Espagne a changé. » C’est par ces mots qu’Íñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos, a commenté les résultats des élections législatives du 20 décembre dernier. « Le bipartisme touche à sa fin », a-t-il rajouté. « Nous sommes en train d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire d’Espagne. »

Une nouvelle page, en effet : si le Partido Popular (PP), conservateur, du président du gouvernement Mariano Rajoy est arrivé en première place du scrutin, rien n’est gagné pour lui. Avec près de 29 pour cent des voix et 123 sièges au parlement – sur 350 -, le PP perd tout de même 63 sièges depuis les dernières élections. Pour la première fois depuis la fin de la dictature, aucun parti n’atteint à lui seul la majorité absolue.

Podemos, la formation créée en 2013 par un petit noyau d’universitaires et d’anciens des mouvements de gauche radicale, réussit son pari : la participation, pour la première fois, à des élections législatives se solde par une bonne troisième place, avec un score de quasiment 21 pour cent des voix et 69 sièges au parlement.

Deux régions autonomes ont vu Podemos arriver en tête du scrutin national : le Pays basque et la Catalogne, deux régions marquées par un indépendantisme virulent. Si la volonté de voir un processus de révision de la Constitution, tel que prôné par Podemos, aboutir à toujours plus d’autonomie et à un renforcement du « droit d’autodétermination » a certes joué un rôle important dans ces victoires, d’autres facteurs ne sont pas à négliger : la présence d’importantes forces indépendantistes et les clivages que cela entraîne font que tant la société basque que la catalane sont hautement politisées.

« Le bipartisme touche à sa fin »

En Catalogne, le processus de séparation entamé depuis quelques années, s’ajoutant aux tensions sociales générées par la crise économique, a conduit à une certaine démocratisation du débat politique. S’y ajoute un ancrage historique à gauche de la ville de Barcelone, deuxième ville d’Espagne et dirigée depuis peu par la charismatique Ada Colau, ancienne militante des mouvements sociaux et soutenue par Podemos. À noter également : en Catalogne, c’est une alliance entre Podemos, les Verts catalans et Esquerra Unida i Alternativa, succursale catalane d’Izquierda Unida, qui a remporté l’élection sous le sigle « En Comú Podem » (« En commun, nous pouvons »).

« Nous avons gagné ces élections », affirme néanmoins un Rajoy éprouvé. En tant que dirigeant du premier parti d’Espagne, c’est à lui qu’incombe la tâche de tenter de former un gouvernement. Mais ses options sont limitées. Une coalition de son parti avec la jeune formation Ciudadanos, centriste, libérale, soutenue par de nombreux magnats du monde de la finance et de l’industrie et élue avec un programme anticorruption, ne réunirait pas assez de députés pour atteindre la majorité absolue : Ciudadanos n’est arrivé qu’en quatrième place, avec 14 pour cent des voix et 40 sièges au parlement.

Le leader de Ciudadanos, Albert Rivera, annonce rapidement que les députés de son parti ne voteront pas en faveur d’une investiture de Rajoy, mais qu’ils seraient prêts à s’abstenir et à ouvrir la voie à un gouvernement minoritaire du PP. « L’Espagne ne peut pas devenir la Grèce », déclare Rivera et en appelle, au nom de la stabilité politique, au Partido Socialista Obrero Español, deuxième placé du scrutin avec 22 pour cent des voix et 90 députés, à en faire de même. Mais difficile pour le PSOE, dont la tête d’affiche Pedro Sánchez a fait campagne sous le mot d’ordre de « Hechamos a Rajoy » (« Virons Rajoy »), de pactiser, d’une façon ou d’une autre, avec le PP sans perdre ce qui reste de sa crédibilité.

Si le PSOE a remporté le pire résultat de son histoire, la traditionnelle force de la gauche de la gauche, Izquierda Unida, se présentant sous le nom d’« Unidad Popular » (« Unité populaire ») en alliance avec les Verts, a vécu, elle aussi, une débâcle électorale : moins de quatre pour cent des voix et deux sièges au parlement. Dans une certaine mesure, un basculement vers la gauche peut toutefois être constaté : lors des élections de 2011, les forces de la gauche – toutes tendances confondues – peinaient à atteindre les 40 pour cent. Le 20 décembre 2015, le PSOE, Podemos et Unidad Popular arrivent à 47 pour cent des suffrages.

Un gouvernement de gauche serait mathématiquement possible : si la configuration PSOE-Podemos-Unidad Popular n’atteint pas la majorité absolue, un accord avec les forces indépendantistes catalanes et basques pourrait, par exemple, rendre possible un gouvernement de minorité. Cela n’aurait rien d’une nouveauté : dans le passé, les forces indépendantistes ont souvent joué le rôle de « faiseurs de rois », soutenant l’un ou l’autre gouvernement en échange de plus d’autonomie.

« Quand la gauche et la droite se disputent, c’est toujours la banque qui gagne »

Si Mariano Rajoy ne pourra, de par sa ligne dure envers les envies sécessionnistes catalanes, très certainement pas compter sur un quelconque soutien de ce côté, Pablo Iglesias a déclaré pour le compte de Podemos qu’une éventuelle coalition entre son parti et le PSOE passerait par une reconnaissance de la « plurinationalité » de l’Espagne et s’est montré favorable à la tenue d’un référendum en Catalogne.

Une porte ouverte pour un gouvernement – minoritaire – soutenu par les indépendantistes, que le PSOE s’est appliqué à refermer rapidement : « L’unité de l’Espagne est une ligne rouge sur laquelle aucune négociation n’est possible », a déclaré, le lendemain des élections, un haut dignitaire socialiste dans une interview accordée au « Monde ».

S’il existe donc des options pour former un gouvernement, autant pour le PP que pour le PSOE et Podemos, l’issue la plus probable, pour le moment, semble être l’organisation de nouvelles élections en raison des divergences trop grandes, des enjeux trop nombreux et de cette situation trop inhabituelle que connaît l’Espagne.

Les élections du 20 décembre marquent la rupture non seulement avec le bipartisme traditionnel et son alternance entre les deux grands partis – le PSOE, historiquement de gauche, et le PP, de droite -, mais aussi avec le système politique qui l’a rendu possible : le régime de 1978, héritier de la transition démocratique mise en œuvre entre la mort de Franco en 1975 et l’adoption, par voie de référendum, de la Constitution de 1978.

Si ce régime est aujourd’hui perçu par beaucoup, à l’instar des dirigeants de Podemos, comme « cadenas » comportant de nombreux obstacles à d’éventuels changements constitutionnels, il a été, à l’époque, l’expression d’une volonté de réconciliation nationale. Rendu possible par la nomination par Franco en personne du roi Juan Carlos Ier comme son successeur, il a aussi été le fruit du rapprochement entre les « aperturistas » – les anciens franquistes favorables à une ouverture démocratique, contrairement aux « bunkeristas » – et les dirigeants socialistes et communistes, ainsi qu’une partie des séparatistes basques et catalans.

« La politique dépend de l’existence d’une alternative qui permette un conflit productif »

Avec l’arrivée sur la scène politique de Podemos, dont le cheval de bataille est le « proceso constituyente », le processus d’élaboration d’une nouvelle Constitution – à l’instar de ces processus lancés par les gauches latino-américaines à leur arrivée au pouvoir -, suivie par celle de la formation « anticorruption » Ciudadanos, ce consensus national garantissant stabilité politique et alternance semble voler en éclats. « La politique dépend de l’existence d’une alternative qui permette un conflit productif », écrit Juan Carlos Monedero dans « Podemos – Sûr que nous pouvons ! ».

Si Podemos a réussi le premier de ses paris, celui de mettre fin au bipartisme et de justement rendre possible un tel « conflit productif », la formation a aussi réussi à imposer une nouvelle « centralité » : c’est elle qui établit les termes du débat, qui force les autres acteurs politiques à se positionner par rapport à ses propositions. Pourquoi ? Parce qu’elle a créé un « nouveau récit » en mettant de côté le vieil antagonisme gauche-droite – « quand la gauche et la droite se disputent, c’est toujours la banque qui gagne » fut un des adages du mouvement des « Indignados » – et en ouvrant un nouveau front : celui entre le « peuple » et la « caste » (woxx 1334).

La centralité du débat que Podemos impose est, pour le dire avec Juan Carlos Monedero, un des fondateurs du parti, « une centralité née du conflit, celui généré par cette majorité qui a perdu ses droits et veut transformer son indignation sociale en capacité politique ». Une centralité rendue possible à travers le « nouveau récit » : « Construire un récit, c’était le premier des enjeux qui a pris forme pendant que nous étions au combat », écrit encore Monedero. « Appeler les choses par leur nom, dire voleur au voleur et corrompu au corrompu (…), refuser aux hommes politiques de mettre une clôture autour de la politique, cesser de déléguer les affaires collectives, comprendre que la seule façon de s’aider soi-même est que la collectivité s’aide elle-même, et comprendre que cette aide collective se nomme politique. »

Il est peut-être là, le mérite de Podemos : celui d’avoir redonné vie à la politique. « C’est quand la dernière fois que vous avez voté avec espoir ? », interrogeait-on les électeurs à l’occasion des élections européennes de 2013. « La démocratie naît de la passion de confronter des idées », disait Íñigo Errejón en 2014.

Plusieurs scénarios se dessinent donc à l’horizon après les élections de décembre 2015, à commencer par celui d’élections anticipées qui mettraient fin à la plus courte période législative depuis la « Transición ». Un scénario qui fait peur à Rajoy comme à Sánchez : les médias espagnols s’accordent pour dire que des élections anticipées pourraient démobiliser l’électorat des partis traditionnels, las des tractations en coulisses, et profiter aux nouvelles forces politiques que sont Podemos et Ciudadanos.

Autre scénario possible : un gouvernement minoritaire du PP, toléré par Ciudadanos et le PSOE. Si, pour Rajoy, cela serait l’option idéale, il est évident que les conséquences pour le PSOE pourraient être néfastes – et que Podemos pourrait en profiter. Une coalition de gauche avec le soutien des partis indépendantistes pourrait, quant à elle, rapidement détruire la présomption d’innocence dont profite Podemos pour le moment.

Mais quel qu’en soit le résultat final, élections anticipées, grande coalition ou coalition de gauche, une chose est sûre : la démocratie a pris un nouveau départ, en Espagne, le 20 décembre 2015. Et Podemos n’y est pas pour rien.


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