Après le désastre grec, les yeux sont désormais tournés vers l’Espagne, ou une formation politique très jeune a d’ores et déjà bousculé le système politique. D’où vient cette formation et quels sont les éléments de son succès ?
L’histoire commence en 2011. Sur fond de printemps arabe et des mouvements citoyens que connaît l’Islande, plusieurs initiatives citoyennes appellent à manifester le 15 mai dans toutes les villes d’Espagne, contre l’austérité et pour une « démocratie réelle ». À l’époque, le chômage des jeunes est à 44 pour cent, les conséquences de la crise sont désastreuses pour les classes moyennes, mais surtout pour les jeunes. En pleine campagne électorale, plusieurs centaines de milliers de gens descendent dans les rues. Ils occupent des places centrales dans leurs villes respectives, le mouvement prend vite de l’ampleur. C’est le mouvement du « 15M », des « Indignados » (indignés).
Mais le mouvement venu de la base que sont les Indignados, organisé horizontalement, en assemblées, s’essouffle vite. Le Partido Popular conservateur remporte les élections et remplace les socialistes du PSOE (Partido Socialista Obrero Español) au pouvoir. Alors que des milliers de gens avaient sympathisé avec le « 15M », il n’y a pas de retombées politiques – il n’y a tout simplement pas de parti capable de les représenter, aux yeux des activistes.
C’est dans ce contexte de « crise du régime » (selon Pablo Iglesias), dont les indignés sont « l’expression sociale », que Podemos (« nous pouvons ») tente de s’établir. Créé début 2014 en vue des élections européennes par d’anciens militants de la gauche radicale, le parti, qui se veut le bras institutionnel du mouvement du 15 mai, fait une entrée fracassante sur la scène politique et réussit d’emblée à faire élire cinq députés au Parlement européen. Avec un programme qui mélange démocratie participative, écologie et revendications d’ordre social – revenu de base, lutte contre l’évasion fiscale et la corruption, « démocratisation » de l’économie -, la formation dépasse la barre des dix pour cent dans quatre régions espagnoles.
Peuple contre caste
Dix pour cent de ses électeurs sont des gens qui ont auparavant voté pour la droite, un fait dont les leaders de Podemos sont particulièrement fiers. C’est un des ingrédients du succès de la formation : ne pas tomber dans la dichotomie gauche-droite. « Les puissants n’ont pas peur de la gauche. Ils ont peur du peuple », dit Pablo Iglesias. Plutôt que de s’intégrer dans les deux camps existants, Podemos a choisi d’ouvrir un nouveau front, entre le peuple et « la casta » (la caste). « La ligne de fracture », explique Iglesias dans « Le Monde diplomatique », « oppose désormais ceux qui comme nous défendent la démocratie (…) et ceux qui sont du côté des élites, des banques, du marché ; il y a ceux d’en bas et ceux d’en haut ; (…) une élite et la majorité. »
C’est la raison pour laquelle Podemos évite de prendre une position tranchée quant aux questions traditionnelles de la gauche. Ainsi, le parti ne se revendique pas forcément de l’héritage républicain espagnol, mais propose plutôt un référendum sur la question de la monarchie. Un autre sujet sur lequel il évite de prendre position : les aspirations indépendantistes des Catalans et des Basques. Iglesias s’est exprimé pour que la Catalogne continue de faire partie de l’Espagne, mais a déclaré être ouvert à une solution fédérale. En même temps, il est, pour lui, absolument nécessaire que les Catalans aient eux-mêmes le droit d’en décider. C’est de cette façon que la formation veut continuer d’attirer des électeurs de tous bords.
Depuis sa création, la formation doit faire face à bon nombre de contradictions. Ainsi, elle jongle avec, d’un côté, l’héritage démocratique du mouvement du 15 mai et de l’autre un certain avant-gardisme en termes d’organisation. Son succès « ne peut être compris sans se rendre compte du fait que, derrière sa rhétorique participative, il y a toujours eu un petit groupe de personnes avec des idées très claires », écrivent César Rendueles et Jorge Sola dans « Jacobin Mag ». « Sans ce centralisme léniniste, les résultats n’auraient pas été les mêmes. »
Conquérir l’hégémonie culturelle
Un paradoxe qui remonte à la surface de manière régulière. Ainsi, lors du premier congrès en octobre 2014, une motion de l’ex-député européen Pablo Echenique visait une structure plus horizontale et décentralisée au sein du parti. Elle n’a pas trouvé de majorité. Au contraire, la motion de Pablo Iglesias, qui suggérait de se doter d’une organisation « moins prompte à diluer ses revendications dans une interminable réflexion sur son propre fonctionnement » afin d’atteindre les objectifs du mouvement, a été adoptée.
Un point suscite particulièrement l’émoi d’une frange des mouvements de base : le « leadership » presque incontesté au sein du parti et la mise en scène en tant que figure quasi messianique de Pablo Iglesias. Avec son visage sympathique et son charisme inégalé, Iglesias incarne en effet à la perfection « l’homme du peuple », le garçon d’à côté. Et Podemos le sait : la campagne pour les élections européennes était constituée en grande partie d’affiches à son effigie plutôt qu’utilisant le logo du parti.
Iglesias est né en 1978 à Vallecas, un quartier ouvrier de Madrid historiquement ancré à gauche. Enseignant-chercheur en sciences politiques, il a fait ses premiers pas politiques au sein du mouvement altermondialiste du début des années 2000. Adepte fervent du théoricien marxiste italien Antonio Gramsci, Pablo Iglesias est persuadé que le combat politique doit avant tout être mené sur le plan de l’« hégémonie culturelle ».
C’est pourquoi il anime depuis 2003, avec d’autres militants, l’émission télévisée « La Tuerka » (l’écrou) sur « Público TV ». « Depuis le début, et avec nos moyens modestes, nous avons considéré ’La Tuerka’ comme un ’parti’ », explique Iglesias dans la « New Left Review ». « Nous nous disions : pour s’engager politiquement, les gens n’adhèrent plus à un parti, ils le font à travers les médias. ’La Tuerka’ était le ’parti’ à travers lequel nous pouvions porter notre lutte politique sur le terrain le plus fondamental de la production idéologique : la télévision. » Son activité d’animateur d’émission télévisée était aussi une sorte d’« école préparatoire » pour sa carrière politique : il dit y avoir appris comment intervenir dans les médias de masse et comment organiser la communication politique.
Car c’est à travers ses interventions en tant qu’invité des plateaux télé qu’Iglesias est devenu une sorte d’icône du mouvement des indignés et qu’il a gagné en popularité auprès des perdants de la crise espagnole. Une popularité qui l’a mené, avec d’autres, à envisager « une intervention politique au plan national ». « À ce moment, j’étais persuadé qu’un tel projet ne pourrait se faire qu’à travers une collaboration avec la gauche existante », raconte-t-il. Une position qui se révélera vite erronée : « Nous n’avions pas escompté l’hostilité ouverte avec laquelle cette gauche existante allait nous accueillir. » La proposition des fondateurs de Podemos – avant la création de la formation politique, bien entendu – de lancer des primaires ouvertes pour les listes d’« Izquierda Unida » est vite rejetée.
« Unité populaire » ?
Pour les élections municipales du 24 mai 2015, Podemos n’a pas présenté de listes propres, mais s’est allié à la gauche traditionnelle ainsi qu’aux écologistes dans plusieurs villes. Avec succès. À Barcelone comme à Madrid et dans plusieurs autres grandes villes, les listes unitaires de gauche l’ont emporté. Un courant au sein de Podemos, tout comme au sein d’Izquierda Unida, revendique dès lors la même chose au niveau national. Bon nombre d’intellectuels de gauche, ainsi que 30.000 membres des deux partis, ont signé un appel pour une « unité populaire », le « seul espoir » en vue des élections nationales. Jusque-là, la direction de Podemos refuse une telle stratégie. En ce qui concerne un possible accord de coalition avec le PSOE – probablement l’option la plus réaliste pour gouverner à court terme -, le refus est catégorique.
Si Podemos a, par moments, été déclaré première force politique du pays, l’échec du gouvernement Tsipras en Grèce – soutenu par Iglesias – face aux créanciers, et les annonces d’une reprise de l’économie espagnole et d’une baisse du chômage ont freiné Podemos dans son ascension fulgurante. Son succès dépendra, entre autres, de sa capacité à convaincre les gens du fait que l’Espagne, de par son économie nettement plus importante que celle de la Grèce, aurait plus de poids face aux créanciers. Mais probablement aussi de la façon dont le parti traitera la question de l’« unité populaire ».