Le 28 mars 2020, le spectacle « Tarab » aurait dû lancer la quinzième édition du Flamenco Festival Esch. Des raisons bien connues l’ont empêché. Trois ans plus tard, Cristina Aguilera sera enfin à la Kulturfabrik. Pour cette deuxième interview consacrée au festival, le woxx s’est entretenu avec elle, depuis Grenade.
woxx : Qu’avez-vous ressenti d’un point de vue professionnel et plus intime, lorsque vos projets ont été interrompus à cause de la pandémie ? Comment avez-vous survécu à l’impossibilité de monter sur les planches et d’enseigner en face à face ?
Cristina Aguilera : Je venais de présenter mon spectacle à Jerez la semaine précédente, j’étais euphorique, j’avais plein de projets dans ma tête et tout d’un coup tout s’est arrêté. Du point de vue personnel, j’ai vécu un bon moment : j’ai rencontré mon partenaire, qui est ensuite devenu le père de ma fille, Lola. Or, du point de vue professionnel, le moment a été moins favorable, car des attentes et des ambitions ont été entravées. En même temps, j’ai aussi tiré une leçon positive : j’ai appris qu’il faut y aller doucement avec l’ambition, et désormais je préfère que les choses et les projets arrivent d’une façon naturelle, j’en profite davantage.
Comment vous êtes-vous organisée ?
Le premier mois qui a suivi le début du confinement, comme j’ai également étudié le droit et les sciences politiques, je me suis dit que peut-être je devrais me pencher vers cette autre activité professionnelle ; je n’en avais aucune envie, mais je devais bien gagner ma vie. Or, ensuite, comme d’autres artistes, j’ai commencé à faire des cours en ligne. Je pensais que cela ne marcherait pas, mais j’ai publié une affiche et très vite me suis retrouvée avec une cinquantaine d’élèves. Ce fut un grand succès ! Je travaillais chez moi, avec un sol en bois et une couverture, pour ne pas déranger les voisins. Quelle découverte ! J’ai encore des élèves qui ont commencé en avril 2020, que je n’ai jamais encore rencontrées personnellement, mais qui sont devenues des amies. Elles sont très sérieuses. Certes, ce n’est pas pareil que les cours présentiels, mais pour certaines personnes qui n’habitent pas en Espagne et qui veulent suivre des cours de flamenco, c’est une bonne solution. Finalement, pendant la période de la pandémie, j’ai beaucoup étudié. J’étais très motivée pour travailler la créativité, qui traversait un moment d’impasse. Comme pédagogue, j’ai dû avoir recours à de nouvelles techniques et j’ai utilisé de nouveaux outils.
Pendant la pandémie, l’offre de formations et de spectacles gratuits a proliféré. Quel a été l’impact sur votre travail ?
J’ai fait très peu d’activités gratuites. Si nous-mêmes ne savons pas mettre en valeur notre travail, comment réussir à le faire respecter ? Il est mon modus vivendi et exige beaucoup de formation et de discipline depuis mon plus jeune âge. J’ai offert quelques cours en ligne juste pour faire de la pub. Des collègues se sont plaint-es et il y a eu pas mal de polémique à ce sujet.
Comment repensez-vous votre travail de bailaora après la maternité ? Vous sentez-vous touchée par ce que l’on appelle conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle ?
J’aime bien cette question ! (Rires.) C’est une folie, en fait ! La conciliation est compliquée lorsque les deux parents travaillent, car on ne parvient pas toujours à bien s’organiser. C’est très difficile, mais nous y réussissons assez bien. Lola a vingt mois et je n’octroie plus autant d’importance aux commentaires, mais au début je me sentais jugée. « Comment peux-tu laisser ta fille si petite ? », me disait-on, voire : « Comment peux-tu laisser ta fille avec son père ? » Et avec qui de mieux qu’avec lui ou moi ? Même des collègues bailaoras m’ont posé cette question ! C’est vrai que je tâche de réduire la durée de mes tournées, car elle me manque, mais je suis une femme, bailaora, mère… Je ne renoncerai ni à mon travail ni à ma famille. Et ma fille le comprendra. Heureusement, ma famille m’a toujours soutenue. Par exemple, mes parents aideront mon partenaire lors de mon séjour au Luxembourg à s’occuper de Lola.
Vous viendrez à Esch avec trois artistes d’une grande réputation : Miguel Lavi (chant), Roberto Jaén (percussion) et David Caro (guitare).
J’ai trouvé mon équipe ! Je me sens tout à fait à l’aise avec eux. Logiquement, pour favoriser le développement de la créativité, je devrais explorer d’autres possibilités, mais avec eux je suis enchantée. Ils sont tous les trois énormes, et par leur talent artistique et par leurs qualités humaines. L’entente entre nous se remarque bien sur scène.
Pas de cantaoras sur scène avec vous ?
Je devrais peut-être commencer à me nourrir des voix féminines, mais pour l’instant, ce sont des voix masculines qui m’inspirent pour danser.
En tant que pédagogue, pensez-vous que des progrès ont été faits en termes de préjugés sur la danse masculine et la danse féminine ?
J’ai beaucoup plus de femmes que d’hommes parmi mes élèves. Mais parmi les très jeunes, je crois que le nombre de garçons augmente. Je pense que, en général, il y a moins de préjugés, mais il faut encore beaucoup travailler.
Quels sont les enseignements ou les valeurs que vous espérez transmettre à vos élèves ?
Tout d’abord, le respect envers toute sorte de danse, et en l’occurrence le flamenco. La liberté. L’acceptation de soi. La recherche de son propre style. La technique et la mesure (« compás ») sont importantes, bien sûr, mais chaque personne doit trouver ses formes et sa vérité avec son propre corps, depuis l’intérieur vers l’extérieur. En tant que formatrice, je ne prétends pas que mes élèves essaient de me ressembler. J’insiste beaucoup sur ceci.
Le mot de la fin ?
Je souhaite apprécier la valeur de tout ce que le flamenco nous donne : chaque minute, chaque mélodie, chaque parole qui nous touche, pour pouvoir le transformer en danse. Appliqué à la vie en général : nous devons apprendre à saisir le moment présent.
Plus de renseignements :
kulturfabrik.lu/news/flamencofestival-esch-2023
theatre.esch.lu
Du 16 au 27 mai se déroulera la 16e édition du Flamenco Festival Esch, coorganisé par le Círculo Cultural Antonio Machado, la Kulturfabrik, l’Escher Theater et la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg. Nous avons parlé avec quatre des artistes qui s’y produiront, dans les spectacles « Emparejados », « ¡Fandango! », « Tarab » et « Burdina/Hierro ».