Fiscalité internationale : « Statistiquement, le Luxembourg est un paradis fiscal »

L’économiste français Sébastien Laffitte explique pourquoi le Luxembourg demeure un paradis fiscal. Chercheur associé à l’Observatoire européen de la fiscalité, il a décrypté les mécanismes employés par le grand-duché pour continuer à attirer les profits des multinationales, à l’occasion d’une conférence à Luxembourg, le 19 juin.

Sébastien Laffitte enseigne à la CY Cergy Paris Université et est chercheur associé à l’Observatoire européen de la fiscalité. Spécialiste des paradis fiscaux et des dynamiques mondiales de concurrence fiscale, il met en question la manière dont les États se positionnent dans la course à l’attractivité fiscale. (Photo : dr)

woxx : Dans vos travaux, vous classez le Luxembourg parmi les paradis fiscaux les plus importants au monde. Pourquoi cela ?

Sébastien Laffitte : Nous avons mené un travail dans lequel nous avons étudié en particulier les multinationales états-uniennes. Cela nous a permis d’isoler certains paradis fiscaux, car ils attiraient les profits de ces entreprises. Cela dit, nous faisons la distinction entre ce qu’on appelle les gros paradis fiscaux, situés principalement en Europe et en Asie, et ce qu’on appelle les petits paradis fiscaux, où l’on pense plutôt aux petites îles des Caraïbes et du Pacifique. Ces petits et gros paradis fiscaux ont des rôles différents dans l’architecture mondiale de l’évasion fiscale.

Et quel est le rôle du Luxembourg ?

Son rôle a beaucoup évolué. Histo- riquement, on considère que le Luxembourg devient un paradis fiscal dans la première partie du 20e siècle, avec la loi sur les holdings de 1929, qui offre une taxation vraiment préférentielle aux entreprises. Les activités fondamentales des paradis fiscaux se développent néanmoins plus tard, avec l’avènement de la mondialisation, dans la seconde moitié du 20e siècle. À ce titre, le Luxembourg a accueilli des profits de multinationales, surtout états-uniennes. Le rôle du pays dans le système d’évasion fiscale international a vraiment été révélé au moment des LuxLeaks, qui ont montré comment l’État a mis en place une stratégie consciente pour favoriser la sous-taxation des profits.

Depuis les LuxLeaks, le Luxembourg a cependant renoncé à la pratique des rulings, du moins il ne le fait plus de façon aussi massive.

Dans mes travaux, j’étudie l’histoire des paradis fiscaux pour d’abord les définir : un paradis fiscal est un pays qui met en place une stratégie légale qui va permettre d’attirer des profits générés ailleurs et dont l’impôt devrait être normalement payé ailleurs. Les rulings ont bien montré la mise en place d’une telle architecture légale. Quant à savoir si le Luxembourg est toujours un paradis fiscal, on constate qu’il continue à attirer les profits des multinationales, bien que la pratique des rulings ne soit plus la même. Pour nous, les chercheurs, c’est un peu compliqué, car on parle d’une chose très opaque et sur laquelle on a besoin d’informations, qui viennent de journalistes ou de lanceurs d’alerte. On a donc forcément toujours un temps de retard.

Quels mécanismes le Luxembourg met-il aujourd’hui en œuvre pour attirer les multinationales ?

C’est justement cela qui est compliqué à comprendre. Il faut regarder à quoi ressemble la législation luxembourgeoise aujourd’hui. Ça a beaucoup évolué : il y a eu l’abolition de plusieurs régimes, la mise en conformité d’autres et la mise en place de politiques anti-évasion fiscale, notamment européennes. Si on regarde cette architecture, on a tendance à se dire que tout va bien. Mais quand on regarde les chiffres, comme ceux des redevances tirées de la propriété intellectuelle, on aboutit au Luxembourg à un taux d’imposition réel en dessous de 10 %. Statistiquement, on observe donc des anomalies qui suggèrent que le Luxembourg est toujours un paradis fiscal. Contrairement au 20e siècle, il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de discerner les paradis fiscaux des non-paradis fiscaux.

C’est-à-dire ?

Au cours du 20e siècle, il y avait cette dichotomie entre les grands pays qui avaient un système fiscal fort, une taxation importante, et les paradis fiscaux qui, en un sens, proposaient des services d’évasion fiscale aux habitants des pays à haut taux d’imposition. Depuis la fin du 20e siècle et l’expansion de la mondialisation, il y a une concurrence fiscale généralisée qui se met en place, et on retrouve ainsi des caractéristiques de paradis fiscaux dans des pays qui n’en sont pas. À l’inverse, dans les paradis fiscaux, on retrouve moins de caractéristiques de paradis fiscaux qu’on pourrait qualifier de pures, comme le secret bancaire. Cela s’explique par l’énorme régulation mise en place au niveau européen et au niveau mondial, avec l’OCDE. Ces mesures ont tendance à avoir mis les paradis fiscaux en conformité. Dans le même temps, il y a plus de concurrence fiscale et, par conséquent, les pays qui ne sont pas des paradis fiscaux ont désormais des pratiques dommageables.

« Statistiquement, on observe des anomalies qui suggèrent que le Luxembourg est toujours un paradis fiscal. Mais, contrairement au 20e siècle, il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de discerner les paradis fiscaux des non-paradis fiscaux. »

Qu’est-ce qui distingue dès lors le Luxembourg d’autres pays ?

Il y a par exemple les IP box, qui permettent une imposition des revenus de la propriété intellectuelle très bas, de l’ordre de 5 %. Ce régime est validé par l’OCDE et la Commission européenne. Ce type de régime existe donc toujours, car sa mise en conformité n’a pas été très exigeante. Il est combiné à un taux d’imposition des sociétés relativement faible, de 16 %, c’est-à-dire en dessous de la moyenne des autres pays. S’il n’est pas évident d’expliquer les anomalies statistiques du Luxembourg, on voit malgré tout que les impôts payés restent très faibles au regard des profits.

L’une des mesures prises par l’OCDE et l’UE contre l’évasion fiscale est de s’attaquer aux sociétés boîtes aux lettres. C’est la question de la substance, qui oblige les entreprises à un minimum d’activité dans les pays. Pourtant, le phénomène des « coquilles vides » reste largement répandu au Luxembourg.

Les règles de substance ont vraiment été un combat de l’OCDE, puis de la Commission européenne. Il faut souligner que l’UE est l’un des rares ensembles géopolitiques à être proactif sur le sujet de l’évasion fiscale, même s’il y a des critiques à formuler. Parmi les mesures adoptées, il a été demandé aux pays d’adapter leurs règles pour que les régimes de taxation préférentiels s’appuient sur de la substance. Il y a cependant une friction : les pays de l’OCDE et de l’UE sont des pays sociaux-démocrates, mais à tendance libérale forte. Ils sont contre l’évasion fiscale, notamment depuis la crise de 2008, où l’on s’est rendu compte qu’il fallait plus de revenus fiscaux pour éviter des crises politiques. Mais ils sont aussi favorables à une forme de compétition fiscale qu’ils pourraient qualifier de loyale. Dans ce logiciel, l’impôt ne doit pas être trop élevé, et la concurrence entre États permet de maintenir un taux relativement bas.

Quelle en est la conséquence sur la question de la substance ?

Cela se voit très bien dans le pilier 2 de l’OCDE, c’est-à-dire l’impôt minimum mondial de 15 % sur les bénéfices des multinationales. On a sorti les activités productives de la base sur laquelle il s’applique. Il s’agit des exemptions de substance. En gros, on dit : ‘Si vos profits sont liés à une activité productive, avec des employés et du capital, alors l’imposition minimale ne s’appliquera pas.’ On en revient à cette tension entre une compétition fiscale dite loyale et la volonté d’empêcher la compétition fiscale dommageable, liée par exemple à l’absence de substance. Cela crée un point de friction, et on ne sait plus très bien si une entreprise a de la substance ou non. Si on prend Google, on constate qu’une part importante de son activité est bien localisée en Irlande, mais la question est de savoir si les profits qui y sont déclarés correspondent à cette substance.

Outre les IP box, identifiez-vous d’autres mécanismes mis en œuvre au Luxembourg ?

Il y a des choses plus techniques, par exemple le sujet des pertes. Les multinationales en accumulent beaucoup au Luxembourg, notamment parce qu’il y a des régimes qui permettent de les déduire des impôts. C’est un aspect sur lequel nous travaillons, mais ce n’est pas encore très précis. Ensuite, il faut aussi considérer que le taux d’imposition au Luxembourg est déjà parmi les plus bas en Europe. Même si les mesures de l’OCDE ont permis de limiter l’existence de taux à zéro, trois ou quatre pour cent, un taux d’imposition faible, autour de 15 %, est suffisant pour ces entreprises qui font des milliards de profits.

Quels sont les avantages de la compétition fiscale « loyale » que vous évoquez ?

(Photo : Ralf Ruppert/Pixabay)

Personnellement, je n’y suis pas favorable. Les travaux théoriques en économie ont tendance à montrer qu’elle est dommageable, dans le sens où elle pousse à mettre en place des taux d’imposition inférieurs aux taux qui seraient socialement optimaux, parce qu’elle pousse les États au moins-disant fiscal. Mais l’idéologie de l’OCDE et de la Commission européenne y est favorable.

Peut-on dès lors dire que, sur le fond, on a tout changé pour ne rien changer ?

Dans un sens oui, mais je ne dirais pas non plus que rien n’a changé. En tant qu’économiste, on est contraint par l’absence d’accès aux stratégies fiscales qui sont utilisées en ce moment même et par le fait que les données auxquelles nous accédons ont deux ou trois ans. Les dernières données suggèrent qu’il y a eu un ralentissement dans l’évasion fiscale mondiale. Mais il s’agit d’un ralentissement dans son accélération. Il n’y a pas de stagnation ou de faible baisse. On ne peut donc pas dire que rien n’a changé, mais on a fait en sorte de maintenir l’évasion au maximum possible. Nous attendons aussi de voir les effets de l’imposition mondiale minimale de 15 %, mise en place en 2024. Elle devrait diminuer l’évasion fiscale des multinationales.

La portée à venir de ce taux minimal fait débat au Luxembourg, le ministère des Finances affirmant être incapable d’en chiffrer les effets sur ses recettes.

Nous avons modélisé les décisions des entreprises avant et après la mise en place de cet impôt minimal. On observe que les principaux gagnants de cette réforme seront les paradis fiscaux, car la priorité de la taxation va aux pays où sont localisés les profits, comme le Luxembourg. Le taux de 15 % reste attractif pour certaines multinationales, tandis que pour d’autres il ne le sera plus. Il va donc y avoir deux effets : des entreprises vont arrêter de faire de l’évasion et relocaliseront leurs profits dans leurs pays d’origine ; d’autres resteront dans les paradis fiscaux, car le taux de 15 % reste intéressant pour elles. Même s’il y a des incertitudes, on voit nettement que les paradis fiscaux en seront les principaux bénéficiaires. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ont accepté cette réforme. Cela dit, tout le monde en bénéficiera : les non-paradis fiscaux, car certaines entreprises vont arrêter de faire de l’évasion, et les paradis fiscaux, qui vont augmenter leur taux d’imposition.

Le débat sur l’évasion fiscale se déplace aujourd’hui des multinationales vers le patrimoine des ultrariches. Pourquoi ?

Les données recueillies ces quatre ou cinq dernières années montrent une concentration des profits dans les mains des très très riches, des milliardaires. Ils paient très peu d’impôts, du fait de la structuration de leur patrimoine. On ne parle pas vraiment d’évasion fiscale, dans le sens où ce n’est pas illégal. Il est intéressant de voir que le système d’imposition l’autorise, grâce notamment aux holdings, qui permettent de séparer le patrimoine de la personne physique, en créant une personne morale qui détient les droits. Or, ce qu’il faut voir, c’est que les ultrariches le sont grâce aux revenus de leurs entreprises. Ils paient très peu d’impôt sur le revenu des personnes physiques, car ils arrivent à séparer leur patrimoine d’eux-mêmes. Le seul impôt qu’ils paient est celui sur les sociétés. Mais si, parallèlement, les entreprises font de l’évasion fiscale et qu’elles ne paient que 10 % d’impôts, c’est autant de revenus appropriés par cette catégorie. Si en plus les États sont dans la compétition fiscale et diminuent le taux d’imposition sur les sociétés, cela fait encore moins d’impôt pour les ultrariches. Il y a donc un lien entre les deux. Il est important de savoir que la baisse de l’imposition des multinationales génère des inégalités de pouvoir, car, par leur puissance, celles-ci influent sur les régulations et plus elles font de profits, plus elles sont puissantes. Mais ça génère aussi des inégalités sociales plus fortes, car les entreprises sont finalement détenues par des personnes physiques. L’imposition des multinationales et l’imposition des ultrariches sont des questions indissociables.


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