Foot et oligarchie : Orbán, baron du foot en Hongrie

Fan de football, le dirigeant national-populiste se frotta aux pelouses dans sa jeunesse et fédère une caste d’obligés autour de son sport préféré, instrumentalisé au bénéfice de l’oligarchisation du régime.

Des images qui ont dû faire mal à Orbán : 
mardi dernier, la Hongrie s’est fait battre 3-0 par le Portugal lors de l’Euro 2020. (© EPA)

Felcsút ne serait qu’un patelin magyar parmi d’autres si l’enfant du pays ne s’appelait pas Viktor Orbán. Mais dans cette bourgade de 1.800 âmes, un imposant stade de 3.800 places agrémenté d’un centre de formation côtoient la résidence secondaire du dirigeant hongrois fou de ballon rond. La Pancho Aréna tient son nom de Ferenc Puskás, icône de la redoutable Équipe en or hongroise des années 1950. Au bout du complexe digne de Disneyland, un petit train touristique financé par l’Union européenne multiplie les allers-retours quasiment à vide entre l’académie Puskás et le village voisin d’Alcsútdoboz.

En Roumanie, le dictateur Ceausescu avait lui aussi footballisé sa bien-aimée Scornicesti, dotée d’une enceinte de 30.000 sièges alors que trois fois moins d’habitant-e-s peuplaient le berceau du Conducator. Si Orbán n’avait pas séché un entraînement, le 16 juin 1989, pour exiger le retrait des soviétiques devant 250.000 personnes sur la place des Héros de Budapest, il aurait peut-être gardé ses crampons. Meneur de la Hongrie depuis onze ans, le capitaine du parti Fidesz s’arrachait adolescent chez les jeunes du MÁV-Elöre Székesfehérvár puis continua au Medosz Erdért SE, lâché au profit de la politique.

Fin 2017, au seuil de son troisième mandat consécutif, Viktor Orbán, spectateur privilégié d’un match de la Puskás Akadémia de Felcsút, expliquait sa philosophie sur son sport préféré à deux journalistes du « Guardian » avant d’amener le tandem sur le toit de la Pancho Aréna : « Selon moi, le football est une étrange combinaison entre la liberté et le fait d’être un soldat. Vous devez appartenir à une équipe, mais c’est également créatif. Au fond, c’est le dilemme de toutes les sociétés modernes : être organisées et libres en même temps. Sur le terrain, j’arrive à trouver cet équilibre. En politique, c’est plus difficile ».

« Grand manitou »

Étudiant en droit à la fin des années 1980, le budapestois d’adoption cravachait dans une escouade de five avec János Áder et László Kövér, camarades de lutte du Fidesz balbutiant, devenus aujourd’hui présidents de la République et de l’Assemblée nationale. Sur le terrain, Viktor se démontre aussi culotté qu’envers certains de ses enseignants d’université. Le 12 juillet 1998, quelques semaines après sa toute première élection aux commandes de la Hongrie, il honorait l’invitation du chef d’État français Jacques Chirac en assistant à la finale de la Coupe du monde gagnée par les Bleus de Zinedine Zidane contre le Brésil.

Repoussé vers l’opposition entre 2002 et 2010, Orbán revêtait la tunique jaune et bleue du FC Felcsút, ancêtre de la Puskás Akadémia, quand il ne brocardait pas la politique des sociaux-libéraux aux affaires. Lorsque l’ex-attaquant reprit le pouvoir, celui qui aurait jadis sacrifié la moitié de sa vie pour une cape avec la sélection magyare classa la résurrection du football maison en déshérence parmi ses priorités. Mobilisant de vastes quantités d’argent public dans des rénovations et des constructions de stades ou d’installations, le tribun magyar transforma sa discipline favorite en levier d’oligarchisation du régime.

« Le football comptait déjà pour Viktor Orbán avant qu’il ne fasse ériger un stade au bout de son jardin. Avec le temps, le supporter sincère s’est transformé en un genre de grand manitou du ballon rond national », analyse le journaliste Ádám Fekö du magazine « HVG ». « Orbán a très bien senti la demande sociétale pour le développement du football, délaissé par ses prédécesseurs. En revanche, personne n’imaginait que l’ensemble du football hongrois deviendrait le terrain de jeu du premier ministre, où politiciens et hommes de paille du Fidesz alternent à la tête des différents clubs », ajoute Fekö.

Le foot comme levier de l’oligarchisation

Cette saison, onze des douze équipes de première division hongroise dépendaient d’amis du pouvoir. Gábor Kubatov, secrétaire général du Fidesz, préside l’équipe championne budapestoise Ferencváros. Le dauphin des Zöld-Fehérek n’est autre que la fameuse Puskás Akadémia, fondée en 2007 par Orbán et pilotée par Lörinc Mészáros, ancien copain d’école du dirigeant magyar devenu oligarque richissime. Le MOL Fehérvár FC appartient au magnat de la construction István Garancsi, autre intime d’Orbán. Miklós Seszták, ex-ministre siégeant au Parlement, chapeaute le club du Kisvárda FC arrivé cinquième.

L’eurodéputé Tamás Deutsch, cofondateur du Fidesz et copain de fac d’Orbán, gère le MTK Budapest. András Tállai, vice-ministre des Finances jadis directeur du fisc magyar, supervise le Mezökövesd Zsóry. Le Zalaegerszeg TC, le Budapest Honvéd FC, le Paksi FC, le Diósgyöri VTK et le Budafoki MTE, dont le président d’honneur entraîna Orbán jeune, sont eux aussi sous la houlette de proches du pouvoir. Seul l’Újpest FC, écurie du nord de la capitale hongroise, résiste encore. Mais selon la presse magyare, le propriétaire belge Roderick Duchâtelet cèderait le club cet été à des acheteurs « orbáno-compatibles ».

« Le plus grand problème du football hongrois, c’est qu’il n’est pas question de football. Que l’on parle d’échecs ou de réussites, la dimension politique est indissociable du football magyar contemporain », écrivait en 2017 le journaliste sportif Bence Jávor dans une tribune publiée sur le webmagazine Index. « En Hongrie, le football relève de l’économie nationale, voire du projet de construction de la nation. Pour rendre à notre peuple sa fierté perdue et pour qu’il puisse enfin de nouveau marcher la tête haute, ses talentueux fils vont reconquérir le respect du monde entier sur la pelouse », poursuit le spécialiste.

Imprégnant les vestiaires de la Hongrie actuelle, la stratégie footballistique de Viktor Orbán s’étend jusqu’aux territoires séparés du pays par le traité de Trianon signé le 4 juin 1920. Les clubs de Backa Topola en Voïvodine serbe, de Dunajska Streda (DAC 1904) dans le sud de la Slovaquie, ainsi que les effectifs transylvaniens de Sfantu Gheorghe (Sepsi OSK) et Miercurea Ciuc (Csíkszereda FK) bénéficient de la générosité de l’État hongrois. Début 2020, l’exécutif injectait huit millions d’euros pour l’édification d’une académie à Oradea, ville roumaine proche de la Hongrie et autrefois sous domination magyare.

Dans les frontières magyares contemporaines, Viktor Orbán encourage les entreprises à soutenir son cher ballon rond contre des exonérations fiscales par le biais d’un mécanisme de financement du sport. Entre la mise en place de l’impôt sur les sociétés en 2011 et 2020, le football concentrait 320,7 milliards de forints (927,8 million d’euros), soit 40 pour cent du total des fonds investis sur la période. Dotée de 32,2 milliards de forints (93,1 millions d’euros), la Puskás Akadémia, œuvre inséparable du premier ministre, remplissait ses caisses avec un dixième de la somme alimentant le péché mignon du supporter en chef de la Hongrie.

Gáspár, seul garçon des cinq enfants de l’homme fort du pays, essaya le football comme son père mais l’expérience tourna court. Souvent à l’infirmerie et transparent lors de ses épisodiques prestations en trois saisons, le milieu retraité du Videoton FC et de la Puskás Akadémia, intégré au sein des effectifs grâce à l’entregent de son géniteur, raccrocha les crampons en avril 2014 suite à une énième blessure. Démoralisé, Orbán fils se tourna vers l’humanitaire en Ouganda, afin d’apprendre le ballon rond aux enfants, puis la fonction de prédicateur d’une secte pentecôtiste avant d’endosser l’uniforme militaire.

« Pour Viktor Orbán, l’élévation de la Hongrie passe par le renouveau de son football », explique le politologue Zoltán Lakner. Selon lui, le ballon rond se développe comme on mitonnerait un goulasch dans un chaudron : « Ajouter les ingrédients, ne rien enlever et attendre que le plat soit prêt. Sauf qu’au-delà du fait qu’on ne prépare pas un goulasch ainsi, le football est surtout une question de science brute et de business que l’absence de limite pécuniaire reliée aux performances corrompt forcément. » Malgré le clientélisme et les moyens démesurés, l’écart avec les grandes nations perdure.

Clientélisme et cadeaux fiscaux

« Après soixante-dix ans de négligence, la politique sportive de Viktor Orbán s’est appliquée à améliorer les conditions d’entraînement et de préparation des sportifs, bonifier les conditions de travail et les revenus des employés du secteur, renouveler les organisations ou proposer de nouvelles structures », plaide l’historienne Mária Schmidt, proche du dirigeant magyar. « Le football est l’une des passions d’Orbán. Selon lui, le ballon rond incarne un sport d’équipe qui soulève les Hongrois, dans lequel nous avons connu les sommets et où nous pouvons, estime Orbán, renouer avec la gloire », complète-t-elle.

À défaut de dompter les pelouses comme sous l’ère du prolifique Puskás, le football hongrois reprend quelques couleurs. Le Ferencváros, auteur d’un come-back inespéré en Ligue des champions après vingt-cinq ans de disette, n’a pas démérité lors de la dernière édition malgré son élimination rapide. Surprise de l’Euro 2016, la sélection magyare privée de tournoi international depuis le Mondial 1986 termina en tête de son groupe et chuta en huitièmes de finale face à la Belgique. Cette fois-ci, franchir le premier tour frôle la mission impossible avec la France, l’Allemagne et le Portugal comme opposants.


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