Au terme d’une campagne électorale haletante, les quatre favoris font tout pour ne pas s’effondrer lors du sprint final. Petit tour de table.
« Où suis-je ? » C’est accompagné de ces trois mots qu’il est apparu simultanément dans six villes de France : tandis qu’il se trouvait en chair et en os à Dijon, l’hologramme de Jean-Luc Mélenchon faisait campagne à Clermont-Ferrand, Grenoble, Nantes, Montpellier, Nancy et à la Réunion. 37.000 personnes étaient venues l’écouter à travers l’Hexagone, et beaucoup n’avaient pas trouvé place à l’intérieur des salles pleines à craquer.
Comme à Nancy, où quelques centaines de supporters se sont retrouvés devant un écran géant à l’extérieur du Zénith à regarder la retransmission vidéo de l’apparition par hologramme du meeting de Mélenchon. Ils avaient commencé à affluer plusieurs heures avant l’événement, conscients du fait que les meetings du candidat de la « France insoumise » étaient, d’habitude, de loin les mieux remplis de la campagne. Ils avaient bravé des mesures de sécurité exceptionnelles, renforcées considérablement après l’annonce par les forces de l’ordre, le matin même, de l’arrestation de deux terroristes présumés qui semblaient projeter de s’attaquer à… un meeting de campagne.
Ils étaient environ 6.000, à Nancy. Ici, à deux pas des barres d’immeuble du quartier très populaire du Haut-du-Lièvre, entre deux aires peuplées de gens du voyage et la prison, impressionnante, de Maxéville, deux types de personnes dominaient dans la foule : les traditionnels électeurs de gauche, souvent la cinquantaine ou plus, faisant partie des classes moyennes – profs, fonctionnaires, intellectuels -, qui venaient voir ce qu’a à leur offrir l’ancien sénateur socialiste ; et les jeunes, souvent en groupe, étudiants ou jeunes salariés, qui voient en la France insoumise ce « vent frais » qu’ils attendaient. Parmi les jeunes, et il faut le relever compte tenu du lieu du meeting, beaucoup plus venaient du centre-ville que des quartiers défavorisés.
Éclatement de la gauche
Soit. Quand, tel un boxeur avant un combat de titre, le champion de la « vraie » gauche fait son entrée dans l’arène sur fond musical, un frisson traverse le public l’observant par retransmission directe. C’est que ses meetings sont une garantie d’émotions fortes : de loin le meilleur orateur de la campagne, Mélenchon maîtrise l’art de galvaniser les foules. Multipliant les allusions à tel ou tel homme politique ou philosophe et à telle ou telle œuvre littéraire, le tribun place la dynamique qui l’entoure dans un contexte plus large, donne l’impression d’être en train d’écrire une page d’histoire.
Historique, sa campagne ? D’une certaine manière, oui : cette élection entrera probablement dans l’histoire comme celle qui a vu la gauche traditionnelle éclater, et Mélenchon y aura joué un rôle déterminant. Entre la gauche dite « sociale-libérale » d’un Manuel Valls et celle, qualifiée de « populiste », d’un Jean-Luc Mélenchon, plus aucun grand écart ne semble possible. La lourde défaite qui s’annonce pour Benoît Hamon, le malheureux vainqueur de la primaire de la gauche qui s’était essayé à l’exercice, en témoignera.
Là où l’envie de « dégager Sarko » avait aidé François Hollande à unir une grande partie de la gauche en 2012, le quinquennat du même François Hollande aura donc achevé cette unité de façade. Une pierre de plus dans la recomposition du paysage politique français qui se dessine à gauche comme à droite. Pour la première fois dans l’histoire de la Cinquième République, les deux partis du bipartisme traditionnel français pourraient ne pas se retrouver au second tour. Le Parti socialiste (PS), héritier de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) fondée par Jean Jaurès, pourrait même se retrouver à la cinquième place du scrutin. Du jamais-vu !
Jean-Luc Mélenchon appelle ça la « vague dégagiste », et il compte bien surfer dessus jusqu’au bout. De la primaire de la droite, qui a vu les favoris Juppé et Sarkozy balayés de la scène politique, en passant par la primaire de la gauche qui a réservé le même sort aux favoris Valls et Montebourg, au premier tour de l’élection qui pourrait se solder par un résultat tout à fait inattendu ?
Face à la perspective de se voir réduits à néant, les ténors de la gauche et de la droite libérales se raccrochent à leur dernier espoir, Emmanuel Macron. Candidat de l’« establishment » par excellence, celui qui dit vouloir remettre la France « En marche ! » voit sa campagne encombrée par les multiples soutiens de ténors des deux « anciens » camps. Des soutiens qui font tomber le masque : lui qui avait appelé son livre de campagne « Révolution » et qui depuis le début tente de se dessiner en candidat « antisystème » – comme ses concurrents, d’ailleurs – ne serait-il, à la fin, rien de plus que la roue de secours du « système » ?
Macron, roue de secours du système
C’est l’analyse que fait Frédéric Lordon, philosophe et économiste, collaborateur du « Monde diplomatique » et figure phare du mouvement Nuit debout. « C’est en Emmanuel Macron que s’expriment le mieux les affres d’une époque mourante mais qui ne veut pas mourir », écrit-il dans un billet de blog portant le titre évocateur de « Macron, le spasme du système ». « Saisi par une bouffée christique de plus, voilà en tout cas qu’Emmanuel Macron s’annonce lui-même comme le candidat de la grande résolution, celui dont l’élection fera reculer le FN. Singulière promesse de la part de celui qui, non seulement exprime déjà en sa personne toutes les causes historiques de la montée de l’extrême droite, mais se propose de les porter à un point de perfection supérieure. »
Si le candidat d’En marche ! a longtemps été perçu comme « le » candidat du renouveau à cause de son jeune âge et de son passé dans le privé, ce qui le distinguerait de ses concurrents – même si Emmanuel Macron a, lui aussi, suivi des études à l’ENA (École nationale d’administration), berceau de l’élite républicaine -, son image a connu une certaine détérioration ces dernières semaines. Sa façon de vouloir plaire à tout le monde sans jamais réellement prendre position a été pointée du doigt à de nombreuses reprises.
La « modernité » du candidat ? « C’est une grave erreur de perception », constate le sociologue et auteur Didier Eribon dans le « Frankfurter Allgemeine Zeitung ». « Il n’y a rien de moderne chez Emmanuel Macron. Il incarne l’utopie bourgeoise d’une gouvernementalité technocratique dans laquelle la politique disparaîtrait. Il n’y a plus de droite ni de gauche. Il y a des décisions ‘rationnelles’ prises par des experts néolibéraux, qui considèrent les résistances et les mouvements sociaux comme des aberrations venues d’une gauche archaïque. »
Pour Fillon, rien n’est fini
Pour autant, Macron pourra-t-il réussir son coup et se retrouver au second tour pour ensuite emporter l’élection grâce à son positionnement « centriste » ? Tout dépend de la performance de François Fillon sur les derniers mètres. Empêtré dans les affaires depuis des mois, le candidat des Républicains n’a jamais pu réellement dérouler sa campagne. Représentant d’une droite catholique traditionaliste en même temps qu’économiquement ultralibérale, celui qui avait tout misé sur sa prétendue « exemplarité » ne peut faire de pas sans qu’on lui rappelle les « affaires ». « Fillon en prison ! » ou « Rends l’argent ! », scandent des manifestants à chacun de ses déplacements. Difficile de l’imaginer président de la République, et pourtant… rien n’est impossible.
Un éclatement de la « bulle Macron » – que certains redoutent depuis longtemps – dans le sprint final pourrait bien l’emmener au second tour. Surtout que l’attentat déjoué mardi et qui aurait pu, selon les premiers éléments de l’enquête, viser l’un de ses meetings pourrait l’aider. « Vaincre le totalitarisme islamique », avait-il appelé un de ses livres, et il pourrait bien tirer profit de la menace d’attentat pesant sur lui. Déjà, l’information selon laquelle il aurait refusé de porter un gilet pare-balles malgré la recommandation des forces de l’ordre est répandue par ses soutiens. Cela suffira-t-il à le hisser au second tour ? Compte tenu du fait que la distance qui le sépare des deux favoris Le Pen et Macron dans les sondages est endéans la marge d’erreur : oui.
D’ailleurs, la précision des sondages est mise en cause. Ainsi, dans une tribune dans « Le Monde », le professeur de sciences politiques Jean-Yves Dormagen met en cause la méthodologie utilisée par les instituts de sondages, leur reprochant notamment de prendre comme référence, pour leurs échantillons, la population entière et pas seulement les électeurs inscrits. La prévision électorale serait largement aléatoire à ses yeux.
Marine Le Pen siphonnée ?
Pourtant, en se basant précisément sur les sondages, certains se réjouissent déjà d’un prétendu recul de Marine Le Pen. « Et si elle n’arrivait pas au second tour ? », se demandent, tous à leur tour, les grands journaux. « Ça y est, elle est siphonnée ! », jubile ainsi « Le Point ». Et ça ne semble, a priori, pas faux : entre un Fillon très à droite, soutenu par les cercles de la Manif pour tous dont certains auraient, en cas de candidature Juppé par exemple, pu être tentés par le vote Front national, un Jean-Luc Mélenchon lui disputant le terrain des politiques sociales tout en utilisant une rhétorique « patriotique » et, en partie, eurosceptique, et un souverainiste Nicolas Dupont-Aignan plus populiste que jamais, difficile pour la candidate FN de trouver son terrain.
C’est d’ailleurs très probablement la raison pour laquelle Marine Le Pen a choisi de se replier sur son « core business » sur les derniers mètres, espérant ainsi mobiliser au moins « son » socle électoral : l’immigration, le terrorisme, la sécurité. Sans doute les derniers sondages sèment-ils quelque peu la panique au quartier général du Front national. Aurait-elle été la favorite des sondages pendant trop longtemps ? S’effondrera-t-elle au dernier moment ? Ce serait sans doute la fin de la « ligne Philippot », du nom de son porte-parole se qualifiant de « gaulliste » et poursuivant une ligne souverainiste et antieuropéenne. Ce serait précisément cette ligne antieuropéenne, et la clé de voûte « Frexit » – perçu par un certain nombre d’électeurs potentiels comme un épouvantail – qui sèmerait la discorde au sein de la formation d’extrême droite.
Jean-Luc Mélenchon aussi a senti le « besoin » de faire une mise au point sur son attitude face à l’Europe. « Ne croyez pas ce qu’ils vous disent ! », a-t-il lancé lors de son meeting de mardi. Évoquant l’importance de la France dans la construction européenne, il s’est montré confiant quant à une « renégociation » des traités européens une fois élu. « Je suis sûr d’y arriver parce que jusqu’à présent personne n’a jamais dit ‹non› », a-t-il notamment promis. C’est que le candidat de la France insoumise sait qu’il pourrait lui être fatal de se laisser enfermer dans une posture « eurosceptique » s’il veut profiter, par exemple, d’un possible effondrement d’Emmanuel Macron. Il sait aussi que ce qui le sépare des rares personnes disant encore vouloir voter Hamon, c’est la question européenne.
Il s’agit, pour lui, de lisser son image sur les derniers mètres afin de devenir entièrement « présidentiable ». L’ancien trublion à qui on prête – non sans raison – des penchants autoritaires et à qui on reproche, à gauche, son discours flirtant parfois avec le nationalisme s’est montré encore plus conciliant que d’habitude, mardi soir. Devant les menaces d’attentat pesant sur la campagne de François Fillon, mais aussi, paraît-il, sur celle d’Emmanuel Macron, le candidat de la France insoumise est allé jusqu’à exprimer sa « solidarité personnelle la plus totale » à ses deux adversaires. C’est dire !