L’aide humanitaire médicale : À travers la lorgnette d’un médecin

Jean-Claude Leners, médecin généraliste né en 1954, participe depuis 1989 à des missions d’aide humanitaire médicale organisées par l’association German Doctors basée à Bonn. Sa dernière mission l’a amené aux Philippines, sur l’île de Samar, de fin septembre à mi-novembre 2022. Il explique au woxx l’importance de ce type d’intervention et la motivation à la base d’un engagement de longue durée.

Aux Philippines, une des aspirations des « German Doctors » est d’aider la population locale à accéder à un meilleur niveau de vie, alors que le revenu mensuel d’une famille de cinq personnes s’élève en moyenne à seulement 60 euros. Jean-Paul Leners, ici à l’œuvre sur l’île de Samar en automne 2022, consacre depuis plus de trente ans une grande partie de ses congés à cette mission. (Photos : German Doctors e.V.)

woxx : Pouvez-vous décrire le champ d’intervention de l’aide humanitaire médicale telle que vous la pratiquez ?


Jean-Claude Leners : Selon le Larousse, « humanitaire » désigne quelqu’un qui « s’intéresse au bien de l’humanité, qui cherche à améliorer la condition de l’homme ». En outre, on y précise que l’humanitaire a pris depuis quelques années le sens spécial de « qui concerne les secours d’urgence aux populations en danger ». Le terme médical au sens large comprend l’aide ou le partenariat avec des médecins ainsi qu’avec le personnel d’autres professions de santé. Les organisations non gouvernementales luxembourgeoises actives dans ce domaine sont par définition des asbl ou des fondations qui gèrent souvent de tels projets au grand-duché, avant d’intervenir dans des pays choisis selon leurs propres critères. Leur action se fait en règle générale en concertation avec les autorités locales, dans un but de respect mutuel et de collaboration d’égal à égal. D’après le cercle des ONGD, le Luxembourg compte actuellement quelque 90 organisations, parmi lesquelles une cinquantaine travaillent dans le domaine de la santé et une trentaine dans le domaine de l’urgence et de l’humanitaire.

L’aide médicale d’urgence seule est-elle suffisante ?


Sûrement non, car toutes les missions démontrent une chose : l’aide médicale sans éducation et sans amélioration des conditions de vie reste un leurre pour la population concernée. Je ne peux m’imaginer le succès d’un traitement contre les pathologies de la peau sans amélioration des conditions de vie, c’est-à-dire sans eau propre, sans alimentation suffisante et sans diminution de la promiscuité. J’ai toujours en tête les yeux radieux des enfants de cinq à dix ans assis au sol dans une simple habitation louée par notre organisation, pour y tenir deux ou trois classes d’instruction élémentaire par jour et les voir manger ensemble un repas – le seul de la journée. Tant pis si les parents qui les emmènent et ne les font pas travailler une ou deux journées par semaine sont motivés par la possibilité de les nourrir gratuitement et suffisamment.

Mais l’urgence médicale peut aussi apparaître dans des régions où l’éducation des plus jeunes est bien en place…


Il est un fait qu’au moins dans des pays comme le Bangladesh et les Philippines, où j’ai souvent fait des missions médicales, le système scolaire est bien structuré. Dans chaque village, même éloigné et accessible seulement en petit bateau, les écoles fonctionnent. Pour ce qui est des collèges et des universités dans ces pays, il est souvent encore très cher d’envoyer son enfant hors du village, voire de le placer en internat pour des semaines et des mois. Les freins à une éducation « supérieure » restent importants et souvent insurmontables. Parfois, il existe la possibilité pour des gens moins fortunés de recevoir des prêts ou des subsides de l’état. En contrepartie, ceux ayant appris par exemple le métier de maître d’école ou de professeur ne doivent pas rembourser cet argent, s’ils s’engagent à enseigner quelque temps dans des zones rurales éloignées.

« Je ne peux m’imaginer le succès d’un traitement contre les pathologies de la peau sans amélioration des conditions de vie, c’est-à-dire sans eau propre, sans alimentation suffisante et sans diminution de la promiscuité. »

Peut-on constater des améliorations concernant l’accès aux soins de santé, du moins pour les régions que vous connaissez ?


On est loin de notre système social où les prestations reçues sont remboursées. Aux Philippines, il n’existe pas de couverture sociale pour toute la population, même si on essaie de faire les accouchements en hôpital ou en centre médical avec une présence professionnelle assurée. En plus, accoucher en structures « étatiques » permet d’obtenir une carte d’identité et de demander plus tard une couverture sociale, comme cela peut être observé avec la population indigène des Mangyans sur l’île de Mindoro. Plus le niveau éducatif est élevé, plus les populations indigènes et autres résidents savent revendiquer leurs droits, ainsi qu’une meilleure protection sociale et médicale.

Quels sont les problèmes de santé que vous rencontrez le plus et lesquels vous paraissent les plus difficiles à gérer ?


Il est évident que nous voyons en consultation plus souvent les mères et leurs enfants que les pères, occupés à travailler dans les champs. Ils ne disposent pour la plupart pas de leurs propres terres, et la moitié de la récolte va directement au propriétaire. Les problèmes dermatologiques sont fréquents : impétigo, abcès ou brûlures ; pathologies du tube digestif ; nausées, vomissements, diarrhées et vers intestinaux par eaux infestées ; infections classiques des poumons et du système urogénital ainsi que toutes formes de tuberculose. La difficulté pour diagnostiquer les malades suspectés tuberculeux est de taille : dernièrement, aux Philippines, devant une suspicion évidente et dans un endroit reculé, il ne nous a pas été dans un premier temps possible de prendre et de faire analyser les crachats pour confirmer la tuberculose – avec le test de recherche du bacille de Koch, usuel dans d’autres missions. Les malades ont alors dû se rendre dans un centre de santé déterminé par les autorités locales pour y faire d’abord une radiographie du thorax et ensuite le test des crachats, puis attendre les résultats avant de pouvoir recevoir les médicaments, dispensés directement par les centres étatiques. On comprend bien que nombre de personnes sont incapables de payer ces déplacements. Ce qui nous a amenés à négocier avec les responsables locaux la possibilité de faire nous-mêmes au moins les tests des crachats. La population plus âgée souffre souvent de maladies chroniques : diabète par exemple, alors que l’insuline est par la force des choses inutilisable là où le réfrigérateur fait défaut. On doit diagnostiquer souvent l’hypertension artérielle et son corollaire, l’accident vasculaire cérébral, ou encore l’épilepsie.

Pouvez-vous nous décrire comment une mission fonctionne concrètement ?


Dans le projet de novembre 2022 aux Philippines, notre équipe était composée d’un-e et parfois deux médecins expatrié-es pour six semaines de mission, assisté-es par un-e ou des infirmiers-ières faisant la traduction du waray, la langue locale, vers l’anglais. Une infirmière locale était responsable de la distribution de médicaments, le chauffeur mis à notre disposition était aussi chargé de la logistique. Au sein de notre base, appelée « staff house », une dame gérait la cuisine et s’occupait même de notre linge. Nous sommes partis faire des consultations tous les jours dans d’autres localités, une soixantaine en tout. En fonction de la distance à parcourir, nous restions à la base ou bien nous nous déplacions pendant huit à dix jours vers un autre local, plus proche des consultations à faire. Parfois, l’exiguïté de l’endroit faisait que nous dormions tous à ras le sol pendant notre mission. La douche dite « de l’éléphant » devient alors une simple question d’habitude : on puise un grand gobelet dans une large bassine d’eau récoltée en cette saison des pluies et on s’asperge de haut en bas.

Avez-vous rencontré des problèmes sécuritaires ?


Oui, il existe un groupe rebelle, le « New People’s Army », actif dans beaucoup de parties des Philippines, qui recourt à la violence pour ses revendications politiques qu’il définit comme marxistes-léninistes. Un jour, nous avons dû changer notre lieu de consultation la veille, vu qu’il y avait une embuscade nocturne entre l’armée régulière et ce groupement armé, avec plusieurs personnes décédées des deux côtés. Pour cette raison, il existe des endroits plus rapprochés des activités des rebelles où il faut demander l’autorisation de faire nos consultations. Mais ce sont les catastrophes naturelles qui représentent un bien plus grand problème pour la population. Les typhons et inondations, et puis, à d’autres moments de l’année, la sécheresse causent d’énormes dégâts. On compte alors de nombreuses victimes humaines. Les autorités ont élaboré depuis quelques années un système d’alerte : tout téléphone mobile activé dans une région avec un risque imminent reçoit six à douze heures à l’avance et à répétition une alerte soit jaune, soit rouge pour un danger important. En ce qui concerne les habitations, souvent construites avec des matériaux peu solides, il est clair qu’en cas de typhons sévères la population doit se réfugier en un endroit stratégique, choisi et indiqué en de nombreux points du village. Ce lieu est souvent une école ou un autre bâtiment public établi sur une colline.

« Plus le niveau éducatif est élevé, plus les populations indigènes et autres résidents savent revendiquer leurs droits, ainsi qu’une meilleure protection sociale et médicale. »

De quelle manière les actions d’aide humanitaire médicale que vous poursuivez sont-elles incorporées dans un projet plus global ?


Une organisation régionale sur l’île de Samar s’occupe depuis 2007 d’un programme de développement économique local (SSPI) et travaille en vue de la diversification de l’agriculture, pour une agriculture viable et durable, pour la création d’entreprises locales, pour une meilleure utilisation des ressources locales et pour accéder à un revenu minimal régulier. Au sein de cette organisation reconnue par les autorités locales, nous offrons notre aide médicale dans un cadre plus vaste. Il s’agit d’aider la population locale à accéder à un meilleur niveau de vie, sachant que le revenu mensuel d’une famille de cinq personnes est estimé actuellement à seulement 60 euros !

« Une autre motivation réside pour moi dans le fait que la démographie médicale, c’est-à-dire le personnel de santé disponible pour une population définie, est très disparate dans le monde. »

Vous vous engagez depuis plus de trente ans tous les deux ans pour une durée de six semaines dans de tels projets. D’où vient votre motivation, qui doit être très forte ?


Bien entendu, la profession médicale en soi devrait nous faire comprendre la fragilité de la vie, même au Luxembourg. Fragilité dans le sens où, ici ou ailleurs, en l’espace d’un instant la vie ne sera plus la même à cause d’une maladie, d’un accident ou d’une catastrophe naturelle. Mais il existe aussi des situations de vie pénibles depuis la naissance – le fait pour une personne d’être née « au mauvais endroit » ou dans de « moins bonnes conditions ». Une autre motivation réside pour moi dans le fait que la démographie médicale, c’est-à-dire le personnel de santé disponible pour une population définie, est très disparate dans le monde. Ainsi, le fait de pouvoir dispenser des actes médicaux là où il y a un manque de médecins locaux peut aider au développement des soins pour une population défavorisée. Le vaste champ de la médecine générale, mais aussi gériatrique, peut inciter à participer à des missions médicales à l’étranger et permet de revenir avec des connaissances nouvelles sur des pathologies moins bien connues au Luxembourg. On pourrait citer la tuberculose sous ses formes osseuses ou urogénitales. On donne en expérience professionnelle et on reçoit autant en formation médicale. Enfin, il faut ajouter que l’intérêt pour les autres cultures, les autres religions et les autres langues est aussi une motivation pour s’immerger dans un monde différent, non en s’imposant, mais en restant ouvert de cœur et d’esprit à d’autres aventures.


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