La révolution portugaise de 1974 est actuellement au centre d’une exposition élaborée par le National- musée, qui raconte son histoire à travers de multiples perspectives.
Intégrer le 25 avril, voire l’histoire portugaise plus généralement, dans l’histoire luxembourgeoise, tel était l’ambition exprimée par les commissaires de l’exposition « La révolution de 1974, Isabelle Maas et Régis Moes. Des rues de Lisbonne au Luxembourg », lors de sa présentation à la presse. Cette ambition renvoie aux tendances d’une historiographie ne se limitant plus à un (seul) cadre national, mais voulant montrer les croisements et intersections, voire l’enchevêtrement des événements et évolutions historiques de deux ou plusieurs espaces géographiques. « Entangled History », voilà le terme anglophone d’une école historiographique qui s’est fortement développée à partir du début du 21e siècle, sur fonds d’un intérêt croissant pour les liens transnationaux historiques, par exemple ceux créés par le colonialisme.
Opération de séduction
L’histoire de la fin de la dictature de António de Oliveira Salazar et de la révolution du 25 avril 1974 se prête à merveille pour une telle approche, car c’est pour échapper aux aléas économiques ou politiques du régime portugais que dès les années 1960, nombre de personnes ont quitté leur pays en direction, entre autres, du Luxembourg. Le concept d’une histoire croisée a également comme effet agréable qu’une plus large frange de la population se sent interpelé par le sujet. Dans ce cas-ci, le public potentiel est quantitativement considérable, car comme le souligne l’équipe du Nationalmusée, dans son dossier de presse, on veut approcher notamment les « plus de 150.000 personnes ayant des racines familiales au Portugal ou dans les anciennes colonies portugaises et qui sont donc héritières d’une manière ou d’une autre des événements du 25 avril 1974 ».
Le Musée semble ainsi vouloir continuer à donner son apport pour attirer une partie de la population jusqu’ici peu ciblée par les instituts culturels officiels. Tout a commencé avec l’exposition « Portugal, Drawing the World » en 2017, produite au Portugal et reprise ensuite par le MNHA (voir woxx n° 1427), qui transmettait cependant le discours classique de l’empire colonial comme nation de navigateurs, qui auraient apporté la civilisation vers les territoires colonisés. Le Portugal a encore été au centre des expositions de Mémoshoah et des Archives nationales de 2020 (« Portugal et Luxembourg – pays d’espoir en temps de détresse » et « Aristides de Sousa Mendes »), sur les réfugié·es du Luxembourg au Portugal pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Mais l’exposition actuelle se consacre pour la première fois à l’histoire contemporaine, avec la vocation expresse de connecter l’histoire de l’immigration portugaise au Luxembourg à celle du basculement de l’ancienne dictature vers une démocratie libérale. En effet, le Luxembourg a été, depuis le début des années 1960, un des pays qui ont accueilli un nombre croissant de personnes quittant le Portugal de Salazar pour échapper ou bien à la pauvreté ou bien à la police politique, voire les deux à la fois (voir woxx n° 1782). D’ailleurs, pour le grand-duché de l’époque, en manque de main-d’œuvre, l’immigration portugaise constituait un réservoir de plus en plus important.
L’opération de séduction d’un nouveau public, palpable dés le vernissage de l’exposition, qui a accueilli pas moins de 700 personnes, s’exprime aussi par le fait qu’elle est présentée en français et en portugais. Elle est de plus flanquée d’un programme d’accompagnement extensif qui propose, à côté d’une série de conférences, un week-end portes ouvertes pour le jour de la fête nationale portugaise avec visites thématiques, musique et morue. Cette offensive cadre cependant mal avec le fait que pour une visite régulière de l’exposition, le prix d’entrée est de 7 euros.
Engrènement
Mettre en scène l’ambition d’une histoire croisée dans une exposition n’est cependant pas un exercice simple, puisque entre l’évolution politique et sociale au Portugal et au Luxembourg et l’expérience des émigré·es du Portugal venu·es au Luxembourg, qui traduit les relations complexes entre ces deux mondes, de fréquents changements de perspective s’imposent. L’engrènement des différentes strates de cette narration a des conséquences sur la dramaturgie de l’exposition, car pendant la visite, on est souvent confronté à des ruptures du fil de la narration. Sur quelques 200 m2, sont traités des sujets aussi divers que le système de l’État policier du régime, les guerres du Portugal contre ses colonies indépendantistes depuis le début des années 1960, l’émigration et l’exil de la jeunesse portugaise vers les pays de l’Europe de l’Ouest et du Nord, la situation catastrophique en matière de logement des immigré·es au Luxembourg, le rôle plus qu’ambigu du consulat portugais au grand-duché, le vécu de la révolution au Portugal et au Luxembourg, le rôle du 25 avril dans le discours de la gauche révolutionnaire luxembourgeoise, le devenir des nouveaux États indépendants africains ou encore l’émergence d’une vie culturelle portugaise au grand-duché.
Le choix d’une scénographie très sobre aide cependant à maîtriser la complexité de la matière – les couleurs dominantes sont le noir, le blanc, le gris, dont ressort parfois le rouge flamboyant, symbole de la révolution. Si quelques œuvres d’art de la collection du Nationalmusée ont été intégrées, la seule mise en scène plus importante est l’installation qui accompagne le panneau sur la journée du 25 avril au Portugal : sur fond de matériel vidéo de l’époque donnant un aperçu de l’ambiance dans les rues de Lisbonne, l’installation consiste en un poste de radio posé sur un socle, flanqué à gauche et à droite de bouquets d’œillets. Le cadre solennel voire figé qui contraste avec les images pleines d’émotion et de mouvement renvoie vers une pétrification du 25 avril qui, au fil des commémorations, risque de perdre son allure et sa signification radicales.
La complexité du contenu fait peut-être que certains aspects ne sont qu’à peine effleurés. Mais l’examen assez superficiel d’éléments plus délicats, comme par exemple les relations économiques que le Luxembourg officiel a entretenu avec la dictature de Salazar, ou la volonté affichée lors de la ratification de l’accord de main-d’œuvre en 1972, « de ne pas recruter de travailleurs de couleur », laisse le public sur sa faim. Le rôle de la police politique PIDE au Luxembourg et ses relations avec la police luxembourgeoise avant la révolution est évoqué, mais on aurait voulu en savoir plus sur ce rôle, crucial pour l’histoire de l’immigration et de l’exil des premières années d’immigration portugaise. Un autre exemple est la création, en 1968, de l’« école portugaise », des cours extra-scolaires de langue et de culture portugaise. L’exposition renvoie à cette initiative du consulat portugais, mais ne décrit pas l’influence voire la pression qui est ainsi exercée par les autorités portugaises sur les enfants portugais et leurs familles.
Le texte de l’exposition est plus explicite sur le déroulement des guerres coloniales menées par le Portugal : «L’armée portugaise commet de nombreuses exactions (recours à la torture, massacres de population civiles, utilisation d’armes chimiques, etc). L’Assemblée générale de l’ONU condamne ces violations des Droits de l’Homme à plusieurs reprises. Ceci n’empêche pas le gouvernement luxembourgeois d’intensifier ses relations officielles avec le Portugal à la même époque. »
« C’est leur histoire »
Une section importante de l’exposition est constituée par la mise à disposition, sous le titre « C’est leur histoire », de 14 témoignages, pour la plupart de personnes portugaises vivant ou ayant vécu au Luxembourg. Au-delà de permettre aux témoins de l’époque de se réapproprier leur histoire, les interviews servent également à approfondir des sujets difficiles comme le racisme présent dans la société luxembourgeoise de l’époque envers les personnes de couleur, mais aussi plus généralement le rejet des personnes portugaises.Certains témoignages font aussi ressortir les attitudes parfois ambigües des personnes portugaises vis-à-vis du colonialisme et de la guerre coloniale.
Dans cette salle sont également proposés les seuls éléments interactifs de l’exposition. Le public peut répondre à différentes questions, par exemple : « La révolution a-t-elle eu un impact sur votre parcours / votre famille ? » Les visiteurs et visiteuses de l’expo sont également invité·es à « raconter leur histoire » sur une fiche à attacher sur un mur blanc. En fait, la plupart des réponses sont plutôt de brefs messages, plus ou moins profonds. Parmi eux, une prise de position se dégage du reste : « O 25 de Abril nasceu em África ! » (Le 25 avril est né en Afrique ! »). En effet, ce sont les mouvements indépendantistes africains qui, en réponse au colonialisme portugais brutal, ont été un facteur primordial dans le processus d’effondrement du régime. Et si les guerres coloniales menées par le régime de 1961 à 1974, pour lesquelles les jeunes hommes portugais ont payé le prix fort, constituent un catalyseur central de la remise en question du régime de Salazar, on parle beaucoup moins des victimes du côté des Africain·es, dont le chiffre a été autrement plus élevé.
Au Portugal, le discours dominant sur la révolution de 1974 s’épargne souvent de revenir sur ces aspects. Le sujet du colonialisme est longtemps resté tabou et il est toujours glorifié par toute une frange de la population. Au Luxembourg, comme le rappelle le texte de l’exposition, la proportion de résident·es portugais·es ayant voté, lors des récentes élections législatives au Portugal, pour le parti d’ultra-droite Chega, qui déplore ouvertement la perte des colonies, est d’ailleurs impressionnante. Le sujet du colonialisme sera approfondi par certaines des conférences qui rehaussent le très riche programme d’accompagnement.