Libye : À Benghazi, la vie reprend après la fin des combats

Un an et demi après la fin des combats, la seconde ville libyenne tente de se reconstruire. Un véritable challenge dans un pays divisé entre deux autorités politiques.

Fatma Ratani, dont le mari est au chômage, a trouvé une formation et un emploi de couturière grâce à la fondation Amal. (Photo : Maryline Dumas)

Dans quel monde vit Omar al-Mukhtar ? Le militaire qui, pendant plus de trois ans, a combattu avec les troupes de Khalifa Haftar, la coalition de brigades révolutionnaires et djihadistes, semble être dans un entre-deux. Il est en vie, debout, mais le passé lui colle à la peau. Comme c’est le cas pour sa ville de Benghazi.

En équilibre sur les gravats qui formaient autrefois une église italienne, Omar al-Mukhtar, nommé ainsi par ses parents en hommage au héros de la résistance libyenne contre le colon italien au début du 20e siècle, se transforme en guide dans le centre historique de Benghazi : « C’est ici, rue Omar Ben Khattab, dans le quartier de Souk al-Hout (marché aux poissons au centre-ville, ndlr) que la guerre contre les terroristes a commencé en mai 2014. C’est aussi ici qu’elle s’est terminée avec la mort des derniers partisans de l’État islamique. » L’homme, hanté par les fantômes de ses camarades morts en « martyrs », ne peut contenir les mots qu’il déverse comme une échappatoire. L’ancien lieu de culte en ruine servait de cache d’armes et de nourriture. Les murs des bâtiments étaient troués pour permettre aux partisans du drapeau noir de circuler sans être remarqués. Grâce aux mines disséminées un peu partout et à leurs snipers, ils ont fait plus de 5.000 morts au sein de l’Armée nationale libyenne (LNA) de Khalifa Haftar. « Beaucoup de mes camarades sont morts à cause des mines antipersonnel soit parce qu’ils ne les avaient pas vues, soit parce qu’ils essayaient de les désarmer », se remémore Omar al-Mukhtar, lui aussi blessé par un sniper au coin d’un des rares cafés aujourd’hui ouverts dans le quartier. Là même où il savoure à présent son nousse-nousse (mi-café mi-lait fouetté) quotidien. « J’ai des souvenirs terribles dans chaque lieu. En me baladant ici, je repense à mes amis disparus. »

200 des 1.000 familles du centre-ville de retour chez elles

Pour parvenir à la victoire finale, annoncée en grande pompe le 5 juillet 2017, la LNA a dû mener des bombardements aériens massifs. Résultat : le centre-ville historique de Benghazi, seconde ville du pays, n’est plus qu’une succession de rues silencieuses, entourées d’immeubles troués ou brinquebalants. Difficile de reconnaître ce qui fut le cœur battant du « berceau de la révolution », où Nicolas Sarkozy et David Cameron avaient célébré la révolution le 15 septembre 2011.

Les habitants reviennent malgré tout au compte-gouttes, poussés par la crise économique. Les loyers des logements où ils avaient trouvé refuge ont fortement augmenté à cause de la demande plus forte que l’offre, alors qu’il reste difficile notamment pour les fonctionnaires payés par virement de retirer des liquidités dans les banques.

Selon la mairie, 80 % de la population du centre-ville est rentrée chez elle. Un chiffre qui apparaît très optimiste au regard des rues désertées. Un sécuritaire parle quant à lui de 200 familles sur les 1.000 qui habitaient ici avant la guerre.

« Nous avons tout fait 
nous-mêmes »

Abdelrahman Arbar dit être le premier à s’être réinstallé dans le quartier, dès 2017. En cette après-midi pluvieuse de décembre, il entoure, avec des voisins, le compteur électrique de son immeuble d’où s’échappent grésillements et fumée. Personne ne s’en inquiète. Un des hommes rigole : « Nous sommes Libyens, nous sommes des aventuriers, nous pouvons tout faire. » Abdelrahman Arbar renchérit : « En 2017, pour rentrer chez nous, nous avons tout fait nous-mêmes : l’eau, l’électricité, le déminage… »

La municipalité a demandé aux victimes des combats de déposer un dossier pour obtenir un dédommagement estimé à 1.000 LYD (625 €) le mètre carré. Mais quand sera-t-il versé ? Nidal al-Kadiki, responsable de la communication à la municipalité, reste prudent : « Le coût total de la reconstruction de Benghazi est évalué à 50 milliards de dinars. Un tel projet n’est pas du ressort de la municipalité, mais du gouvernement. » Or, la Libye est divisée en deux gouvernements depuis des années. Le gouvernement d’union nationale, reconnu par la communauté internationale, est basé à Tripoli et n’a aucun pouvoir à Benghazi, 1.000 km plus à l’est. Le gouvernement de Beida (200 km à l’est de Benghazi) contrôle la Cyrénaïque (Est libyen) et une partie du Sud grâce à Khalifa Haftar, son bras armé. Mais cette autorité peine à travailler, en l’absence d’une reconnaissance internationale et d’argent. Les revenus de l’État libyen – principalement pétroliers – sont envoyés à la Banque centrale de Tripoli qui se contente de payer les salaires et les subventions des produits de première nécessité. « Je crois que je n’ai pas vu le premier ministre Abdallah Thini (premier ministre du gouvernement de Beida, ndlr) à la télévision depuis au moins trois ans », s’interroge Mohamed, la vingtaine. « Peut-être qu’il n’habite même plus en Libye… »

20 % des bâtiments hors d’état

Une équipe d’architectes a inspecté les bâtiments du centre-ville. Selon la mairie, elle a estimé que 20 % des bâtiments doivent être démolis. Mais les habitants n’ont pas été informés de ses conclusions. Beaucoup se lancent donc, comme Hassan Mogharbi, dans la reconstruction de leur appartement, sans savoir si les fondations de leur immeuble ont subi des dommages. « On ne peut pas attendre indéfiniment », s’agace Hassan. « Je refais mon appartement, point. Et pas question qu’on vienne ensuite me dire qu’il faut tout démolir. » Ce père de six enfants est encore bien loin du jour où il pourra se réinstaller dans sa propriété. À l’heure actuelle, il cherche à consolider, avec des barres de fer, un plafond soutenu par un seul mur. Son salon ressemble à une terrasse en travaux, avec trois murs écroulés. L’étage du dessus, où se trouvaient les chambres, a totalement disparu. L’homme ne perd pourtant pas espoir : « Je vais reconstruire petit à petit, selon mes rentrées d’argent », explique l’employé du ministère de la Santé.

Malgré les difficultés, la vie reprend. Depuis la fin des combats, Omar al-Mukhtar a vu sa mission changer du tout au tout : « Je surveille surtout les enfants. Je les empêche de jouer dans les ruines ou près d’immeubles qui menacent de s’effondrer ou sont encore minés. » Les démineurs ont tenté de « nettoyer » au maximum, mais des immeubles affichent encore des pancartes « attention danger mines ». En novembre, un homme est mort, avec son cheval, en déclenchant une mine à proximité d’une école.

« Un contexte favorable 
aux affaires »

Les Benghaziotes ne se laissent pourtant pas abattre. Les activités que l’on trouvait auparavant dans le centre de Benghazi se sont déplacées vers la périphérie, où magasins, restaurants et hôtels se construisent à grande vitesse sans aide ou contrôle des autorités. « Notre gouvernement est obligé d’emprunter aux pays amis pour assumer le strict minimum. Chacun se débrouille donc à sa façon. Les entrepreneurs en profitent pour construire à tout va, sans cadastre. Ils se disent que leur situation sera régularisée. En l’absence de taxe et de lois, le contexte est favorable aux affaires » explique un businessman sous couvert d’anonymat. La population et les petits commerçants n’en profitent pas tellement. La pénurie de liquidité pousse les fonctionnaires – qui représentent 70 % de la population active – à faire la queue pendant des heures devant les banques pour retirer une partie limitée de leur salaire. Les prix des produits importés sont gonflés par un taux de change régi par le marché noir. Ainsi, en décembre à Benghazi, un euro s’échangeait contre 5,46 dinars libyens alors que le taux officiel était de 1,59. Si bien que le kilo de tomates est à 3 dinars contre 50 centimes il y a quatre ans.

Une société civile dynamique

Dans ce contexte, la société civile s’organise et tente de remédier, tant bien que mal, à l’absence d’État. Créée en janvier 2017, la fondation Amal (espoir), par exemple, a d’abord accompagné les familles fuyant les combats en fournissant couvertures, kit cuisine et autres. Aujourd’hui, elle finance la rénovation d’hôpitaux ou offre du matériel scolaire aux élèves. L’association caritative a également ouvert, cet automne, une usine de textile où ne travaillent que des femmes, bien que la tradition veuille les cantonner à leur domicile quand maris, pères ou frères sont responsables des revenus du foyer. Rania Shembash est responsable de cette entreprise sociale et solidaire, d’un nouveau genre en Libye : « Beaucoup des femmes ont quitté l’école tôt. Il y a également eu une augmentation des divorces à cause de la guerre et bien sûr, il y a les veuves des combattants. Certaines doivent donc assumer les charges de leur famille. Ici, elles sont formées tout en gagnant un salaire. » Actuellement, une vingtaine de femmes produisent des uniformes, commandés par des écoles privées ou des cliniques, ainsi que des vêtements civils. C’est le cas de Fatma Ratani, dont le mari est au chômage : « J’ai besoin d’argent, étant donné la situation économique. Mais j’ai aussi envie d’apprendre quelque chose de nouveau, d’acquérir de l’expérience. » En 2019, Rania Shembash espère ouvrir un magasin. L’objectif est que l’usine devienne rentable. Mais quoi qu’il en soit, elle a déjà obtenu une petite victoire, celle de participer au changement des mentalités : « Les femmes participeront à la reconstruction de Benghazi et du pays. Si la guerre a apporté une chose, c’est un assouplissement concernant la question de la place des femmes dans notre société. »

Maryline Dumas est notre correspondante sur place.

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