En février 2011 était lancée la révolution libyenne qui mit fin au régime de Mouammar Kadhafi. Dix ans plus tard, le pays est toujours « en transition ».
Il faut avoir les nerfs bien accrochés pour suivre l’actualité en Libye. Les problèmes – politiques, économiques et tribaux – se répètent. Les conflits s’enchaînent. Chaque jour ou presque, une connaissance – ou un ami – quitte le pays, est kidnappée ou bien tuée. Dans ce contexte, le 17 février, retenu comme le début du soulèvement contre Mouammar Kadhafi, est toujours une date sensible : doit-on fêter la fin de 42 années d’une dictature sanglante ou compter les corps sur le chemin d’une transition démocratique compliquée ? Dix ans après, il est toujours difficile de faire son choix. Sous l’égide de l’ONU, des représentants libyens ont élu ce mois-ci un gouvernement qui devrait réunir les deux clans – Est et Ouest – divisés depuis 2014. Cette bonne nouvelle ne cache pourtant pas les immenses défis à venir.
Un « moment historique »
Ce 5 février, dans l’après-midi, Stephanie Williams, alors envoyée par intérim des Nations unies en Libye, pousse un ouf de soulagement, évoquant un « moment historique » : les 74 délégués du Forum du dialogue politique libyen (LPDF) ont finalement élu leurs futurs dirigeants pour la période de transition censée les mener à des élections générales le 24 décembre prochain. La liste gagnante, qui a réuni 39 voix au second tour, est composée de trois membres du conseil présidentiel (sorte de cabinet resserré) : Moussa al-Koni, un Touareg proche de la mouvance kadhafiste qui représentera le Fezzan (région Sud), Abdoullah al-Lafi, pour la Tripolitaine (Ouest), et Younes Menfi, un diplomate originaire de l’Est qui sera le président du conseil. Le poste de premier ministre sera quant à lui occupé par Abdulhamid Dbeibah. Mais ce dernier suscite d’ores et déjà la polémique.
Originaire de la riche cité commerçante de Misrata, en Tripolitaine, cet ingénieur de formation a dirigé la Compagnie libyenne d’investissement et de développement (Lidco) sous l’ancien régime, ce qui faisait de lui un membre du premier cercle de confiance de Mouammar Kadhafi. Le sexagénaire, réputé proche des Frères musulmans, a également des intérêts en Turquie, partie prenante du conflit en Libye. Enfin, il a fait l’objet d’enquêtes, en Libye et à l’étranger, pour malversations financières. Tout comme son cousin Ali Dbeibah, qui faisait partie des représentants sélectionnés par l’ONU pour élire ce nouvel exécutif. Celui-ci a été accusé par certains collègues d’avoir tenté de les soudoyer. L’ONU a indiqué avoir lancé une enquête à ce sujet en novembre, lorsque le LPDF a été lancé à Tunis, mais n’a pas communiqué les résultats.
La défaite des favoris des Occidentaux
Le choix de ce ticket gagnant a surpris. La communauté internationale soutenait la seconde liste, menée par Aguilah Saleh, président de la Chambre des représentants (parlement basé dans l’est) et Fathi Bashagha, actuel ministre de l’Intérieur de Tripoli. « Ces deux-là formaient la cheville ouvrière du LPDF pour les pays occidentaux. Saleh a été le premier de l’Est à se montrer conciliant avec Tripoli et la présence turque (qui soutient l’Ouest, ndlr). Bashagha, lui, est proturc mais a su exploiter son amitié avec les États-Unis », explique Jalel Harchaoui, chercheur à l’organisation Global Initiative against Transnational Organized Crime. Mais Aguilah Saleh était devenu gênant pour Khalifa Haftar, le chef de l’autoproclamée « Armée nationale arabe libyenne » (ANL) qui tient l’est du pays (woxx 1524). En perte d’influence depuis l’arrêt des combats en juin dernier et son échec à pénétrer dans Tripoli, qu’il a attaqué en avril 2019, le maréchal voyait l’influence d’Aguilah Saleh augmenter. Quant à Fathi Bashagha, il avait vu se former contre lui un front de milices dans la capitale même où il travaille. Celles-ci redoutaient que le puissant ministre ne s’attaque à leurs intérêts et leurs divers trafics.
En Libye, certains ont conclu que la défaite des favoris des pays occidentaux était le signe d’une reprise en main intralibyenne. Abdul Karim Sahili, activiste tripolitain qui travaille à l’implication des jeunes au sein du futur gouvernement, se dit satisfait : « Pour préserver le calme dans notre pays, la liste d’Abdulhamid Dbeibah est la meilleure option. » Mais d’autres, comme Mohamed, habitant Benghazi (seconde ville du pays, situé dans l’est), s’estiment lésés : « Il était prévu que chaque région soit représentée au sein de cette tête de l’exécutif. Si Younes Menfi est bien originaire de chez nous, il est loin d’être une personnalité forte et reconnue. Et politiquement, il ne soutient pas Khalifa Haftar ! »
Younes Menfi a probablement senti le danger, puisque le diplomate, qui travaillait en Grèce, est arrivé en Libye par Benghazi le 11 février. Il y a rencontré Khalifa Haftar, qui lui a apporté un soutien poli. « Même s’il est élu sur un poste de l’Est, Menfi n’a jamais représenté la région », confirme Mohammad Eljarh, expert libyen et cofondateur du centre de recherche Libya Outlook for Research and Consulting. « Avec Haftar, il est donc à la recherche d’une légitimité afin que son gouvernement soit en mesure de diriger. » Si ce n’est pas le cas, la Libye pourrait se retrouver dans une impasse comme en 2016 : les accords de Skhirat, signés sous l’égide de l’ONU en décembre 2015, n’ont jamais été appliqués avec un gouvernement d’union nationale installé à Tripoli non reconnu par l’Est. Un observateur redoute même que la Cyrénaïque, région orientale libyenne où le fédéralisme – voire le séparatisme – a de nombreux partisans, aille plus loin cette fois et demande la partition.
Décisions graves à prendre
La nouvelle équipe a jusqu’au 26 février pour présenter un gouvernement complet. Une tâche particulièrement délicate dans cette Libye divisée et tribale où il faut respecter scrupuleusement les équilibres. La Chambre des représentants (CdR) devra ensuite le valider. Mais celle-ci, divisée, n’est pas parvenue à réunir son quorum depuis des années. Son président, candidat malheureux au poste de président du conseil présidentiel, Aghuilah Saleh, a déjà prévenu que cette responsabilité était « exclusivement » réservée à la CdR. Si cette étape de taille est dépassée, bien d’autres défis suivront. Younes Menfi a indiqué trois axes principaux : l’« unification de l’armée » – alors que l’Ouest et le Sud sont aujourd’hui aux mains de groupes armés disparates répondant avant tout à leurs propres intérêts et à ceux de leurs sponsors internationaux, Turquie en tête, et que l’Est est contrôlé par l’ANL, une structure bien moins organisée que ce que son nom veut faire paraître –, l’« unification des institutions », qui sont divisées depuis 2014 et la naissance de deux gouvernements parallèles, et enfin la « réconciliation ». Des annonces sensées, mais qui restent de grands principes difficiles à atteindre sans l’annonce de mesures concrètes.
Des décisions graves sont en effet nécessaires, comme l’absorption (ou non) de la dette sauvage, accumulée par Khalifa Haftar et le gouvernement parallèle de l’Est pour mener les combats lancés en 2014 à Benghazi contre des groupes terroristes et révolutionnaires, ou le déblocage – et donc la répartition entre les trois régions historiques– des revenus pétroliers. Pour que la population puisse voter sereinement le 24 décembre prochain, il faudra également instaurer la sécurité – ou au moins un calme durable – sur l’ensemble du territoire, alors que certaines régions, comme le Sud ou les espaces frontaliers, échappent à tout contrôle depuis la révolution de 2011 et que des combattants étrangers – estimés à 20.000 par l’ONU – sont toujours sur le territoire.
Le sort de la Libye n’est plus, depuis longtemps, entre les mains des Libyens. L’Égypte, qui s’inquiète pour sa sécurité intérieure et a une grosse influence dans l’est libyen en tant que voisine, ainsi que les Émirats arabes unis font tout pour limiter l’influence grandissante des Frères musulmans.
L’influence étrangère
Mais les deux acteurs aujourd’hui incontournables sont clairement la Russie et la Turquie. Appelée à l’aide en 2019 par le gouvernement de Tripoli – reconnu par la communauté internationale – suite à l’offensive sur la capitale de Khalifa Haftar, la Turquie s’est durablement implantée dans le pays. Elle y possède aujourd’hui une base aérienne moderne à 27 kilomètres de la frontière tunisienne et plus d’une vingtaine de drones. Des officiers de l’armée conseillent les brigades tripolitaines et des combattants syriens ont été envoyés en nombre, entre 2019 et 2020, pour combattre les hommes de Haftar. Un soutien qui n’est pas gratuit : Ankara a signé plusieurs accords de coopération économique avec Tripoli, notamment pour l’exploitation des richesses sous-marines en Méditerranée. La Russie, elle, a misé sur le camp d’en face, même si Moscou ne le reconnaît pas officiellement. Les mercenaires qui protègent actuellement le croissant pétrolier, au milieu de la côte libyenne, où se trouvent 75 pour cent des réserves d’or noir, sont envoyés par Wagner (société militaire privée russe connue pour être intervenue en Ukraine et en Syrie, ndlr). Le pays a aussi installé une base aérienne dans la région.
L’emplacement de la Libye est en fait stratégique pour la Turquie comme pour la Russie, grâce à sa proximité avec l’Europe, avec qui les relations sont toujours délicates. « Si nous avons aujourd’hui un calme relatif en Libye, c’est grâce à la Turquie et à la Russie », note Jalel Harchaoui. « Moscou et Ankara se sont accordés pour se partager le gâteau économique. L’ONU tente de s’en approprier les mérites, mais cela reste précaire. De nouveaux conflits, plus toxiques, sont à prévoir. » Le chercheur estime ainsi que si la Russie ou la Turquie jugent que leurs intérêts en Libye sont en danger, de nouvelles tensions pourraient éclater. Il en va de même pour les groupes armés libyens, qui ne se laisseront pas facilement intégrer dans une armée aux ordres d’un pouvoir politique, alors que depuis dix ans, c’est le scénario inverse qui domine.