L’attractivité du Luxembourg et la crise du logement que connaît le pays ont un impact de plus en plus important sur le versant français de la frontière et tendent à y complexifier le marché locatif. Madalina Mezaros, doctorante au département Développement urbain et mobilité du Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER), est spécialiste de la problématique du logement. Elle a récemment publié dans « Les Cahiers de la Grande Région » un article intitulé « Les défis du marché locatif à la frontière luxembourgeoise », dans lequel elle recense les différents enjeux du marché immobilier dans la région transfrontalière, sur base d’une étude qualitative se concentrant sur les dix villes françaises qui accueillent le plus grand nombre de travailleur·euses frontalier·ères, tout particulièrement Villerupt et Audun-le-Tiche.
woxx : Quelle est la part du marché locatif à la frontière française ?
Madalina Mezaros : D’après le recensement de 2020, source des dernières données dont nous disposons sur le sujet, parmi les dix villes accueillant le plus grand nombre de travailleurs frontaliers, le pourcentage moyen de locataires a très légèrement augmenté, passant de 44 % en 2009 à 45 % en 2020. L’augmentation est toutefois un peu plus conséquente dans les villes les plus proches de la frontière luxembourgeoise. Ainsi, à Villerupt, le nombre de locataires a augmenté de 3 points de pourcentage, et à Audun-le-Tiche, de 5 points de pourcentage. Contrairement au Luxembourg, où la situation change à toute vitesse, la situation reste donc plutôt stable en France. Cependant, depuis 2020, entre le covid et la guerre en Ukraine, avec la hausse des taux d’intérêt et le coût ou l’indisponibilité des matériaux de construction, il est devenu de plus en plus difficile d’acheter, donc j’imagine que nous constaterons une augmentation du pourcentage de locataires lors du prochain recensement. Par ailleurs, si les travailleurs frontaliers qui résident en France sont généralement moins susceptibles d’être locataires, une enquête menée en 2021 a révélé que le pourcentage de frontaliers locataires a augmenté depuis 2014. Ils représentaient 32 % des locataires en 2021.
D’après l’IBA-OIE, l’Observatoire interrégional du marché de l’emploi, en 2023, 4.850 travailleur·euses frontalier·ères de nationalité luxembourgeoise employé·es au Luxembourg résidaient en France. Leur nombre a doublé depuis 2018.
Nous appelons ces personnes des « travailleurs frontaliers atypiques », quelle que soit leur nationalité, car elles font l’inverse de ce qui se fait le plus souvent : elles quittent le Luxembourg où elles travaillent pour déménager en France. Généralement parce qu’elles n’arrivent pas à se loger au grand-duché, ou parce qu’elles veulent un appartement plus spacieux ou une maison avec jardin. C’est un phénomène de plus en plus fréquent. Mais ce qui est aussi intéressant, c’est qu’effectivement désormais plus de travailleurs de nationalité luxembourgeoise décident également de s’installer de l’autre côté de la frontière. Je suis actuellement en train d’effectuer des recherches pour comprendre l’évolution des frontaliers atypiques.
Quel est l’impact de la proximité avec le Luxembourg sur le prix des loyers dans les communes françaises ?
Entre les 19 villes françaises et les 10 villes luxembourgeoises situées le long de la frontière, malgré la distance minime qui les sépare, l’écart moyen des loyers atteint 59,8 %. Les différences sont particulièrement marquées dans la région sud-ouest, entre Pétange et Esch-sur-Alzette, où les loyers sont nettement plus élevés côté luxembourgeois, mais se réduisent à l’approche de la frontière franco-germano-luxembourgeoise. En France, les prix restent relativement stables tout le long de la frontière. Mais plusieurs témoignages ainsi qu’un rapide coup d’œil sur les sites immobiliers indiquent une hausse des prix des loyers ces dernières années côté français. Les propriétaires bailleurs privés en France préfèrent souvent avoir des locataires qui travaillent au Luxembourg : ces derniers ayant un salaire plus élevé, les bailleurs peuvent se permettre de demander un loyer plus élevé et limitent également les risques d’impayés. En France, contrairement au Luxembourg, il est difficile d’augmenter le loyer une fois que le locataire vit dans le logement – la marge d’augmentation est encadrée et limitée. Et la région frontalière étant attractive, cela crée un marché immobilier de plus en plus inabordable pour ceux qui travaillent en France, compliquant leur accès au logement.
Votre étude mentionne aussi le fait que même des bailleurs sociaux mettent parfois des logements à disposition des travailleurs frontaliers « en ignorant les plafonds de revenus imposés pour les logements sociaux ».
En raison des loyers élevés liés au travail frontalier, environ 45 % des locataires ne peuvent pas accéder au marché locatif privé. Même avec des salaires luxembourgeois plus élevés, certains travailleurs frontaliers rencontrent des difficultés pour louer sur le marché privé et se tournent vers la location sociale. Il y a aussi les couples mixtes, où l’un travaille au Luxembourg et l’autre en France, et ceux qui travaillent en France évidemment. La demande de logements sociaux va croissant en France, à mesure que le nombre d’habitants augmente, et s’avère beaucoup plus importante que le parc immobilier social actuel. Parc qui de surcroît est ancien et pour lequel de nombreuses rénovations doivent être faites, qui ne sont pas toujours aisées à effectuer faute de budget, réduisant d’autant l’offre. Mais certains bailleurs sociaux louent une partie des biens à des frontaliers pour limiter là aussi les risques d’impayés et arriver à une forme d’équilibre budgétaire, parce que même si les bailleurs ne sont pas censés faire de profit, ils ne doivent pas avoir de comptes négatifs pour autant. Et comme le parc social ne peut pas répondre à toutes les demandes – seules 15 % des demandes annuelles sont satisfaites en Moselle et 18 % en Meurthe-et-Moselle –, les locataires risquent alors de devoir consacrer plus de 33 % de leurs revenus au loyer – ce qui augmente le risque d’impayés – ou se voient contraints de se rabattre sur des logements très dégradés.
Une autre conséquence est d’ailleurs l’amplification de la présence de marchands de sommeil…
Effectivement, une autre conséquence est que les travailleurs pauvres, sans papiers ou vivant à la limite de la pauvreté risquent de devenir victimes de marchands de sommeil, ces propriétaires qui exploitent les locataires en leur proposant des logements très dégradés, surpeuplés et à des prix élevés. Plusieurs témoins m’ont assuré que ce phénomène n’existait pratiquement pas dans la zone frontalière française il y a encore cinq ans. Ce ne sont aujourd’hui plus des cas isolés : la situation empire au point que certaines communes ont décidé de mettre en place des « permis de louer » (voir encadré). Si ce dispositif est bien appliqué et que les communes disposent des ressources leur permettant de bien vérifier les logements mis en location, cela peut fonctionner. Car aujourd’hui, en France, ce n’est pas comme au Luxembourg : il n’existe pas d’obligation d’effectuer une déclaration d’arrivée ou de changement de domicile lorsque l’on s’installe dans une nouvelle commune. La commune n’est donc pas toujours en mesure de savoir combien de personnes vivent dans un même logis.
Que préconisez-vous ?
Les dynamiques de l’accession à la propriété et de la location peuvent fournir des informations précieuses sur ce qui influence la mobilité transfrontalière. L’étude que j’ai menée entre fin 2022 et début 2024 révèle une complexité croissante du marché locatif dans la région frontalière avec le Luxembourg, marquée par l’augmentation des loyers, l’arrivée de marchands de sommeil et une offre insuffisante de logements locatifs privés et sociaux. La proximité avec le Luxembourg, qui, de par ses politiques, privilégie les investissements immobiliers, crée une inaccessibilité qui se répercute sur les pays voisins. Il est important de comparer cette situation à celle d’autres régions similaires et de favoriser une meilleure collaboration entre les deux pays pour développer des solutions. Il est aussi essentiel de renforcer les régulations nécessaires pour protéger tant les locataires que les propriétaires.
Permis de louer
L’attractivité du Luxembourg et la pénurie de logements, en particulier abordables, ont ces dernières années exacerbé le développement de part et d’autre de la frontière des marchands de sommeil, ces bailleurs peu scrupuleux qui n’hésitent pas à louer des logements indignes et insalubres à des personnes en situation de faiblesse et à favoriser la suroccupation des habitats. L’un des moyens envisagés côté français pour tenter d’endiguer le phénomène consiste à mettre en place une « autorisation préalable à la mise en location » (APML), ou plus simplement un « permis de louer ». Le propriétaire bailleur privé est alors obligé d’obtenir l’autorisation de la commune pour pouvoir louer un nouveau bien ou à chaque changement de locataire. Un dispositif réclamé depuis de nombreuses années par la commune de Villerupt et dont la mise en place urgente a été confirmée par un terrible drame survenu en avril 2023 : un homicide avait été commis en pleine rue suite à « une histoire de toilettes », comme l’a expliqué le maire de Villerupt, Pierrick Spizak, à nos confrères du « Républicain lorrain ». « La personne qui a poignardé l’autre lui reprochait son manque d’hygiène. Il n’y avait en effet qu’un seul lieu pour dix locataires, qui payaient pourtant leurs chambres 650 euros par mois. Ça a forcément entraîné des problèmes », avait-il rapporté. Ce sera chose faite à partir du mois de juillet 2025 pour Villerupt, ainsi que pour Audun-le-Tiche, Boulange, Ottange et Thil, qui adopteront le permis de louer dans un périmètre pour l’instant délimité grosso modo à leur centre-ville. « C’est au centre-ville que les communes ont reçu le plus de signalements et qu’il y a le plus de suspicions de mal-logement, en raison du bâti et de la typologie des lieux », explique Mathieu Erhel, responsable du pôle Habitat, urbanisme et mobilité à la communauté de communes Pays Haut Val d’Alzette (CCPHVA), dont font partie les communes précédemment citées – la CCPVHA étant déléguée à la gestion du permis de louer. « Les communes sont compétentes en matière de salubrité publique, donc quand des signalements sont faits, par exemple à l’agence régionale de santé, elles reçoivent aussi ces informations et peuvent effectuer des recoupements avec d’autres signalements et des constats de terrain. Un parc immobilier vieillissant est volontairement ciblé, car il est plus sujet à devenir indigne et propice au mal-logement », précise Mathieu Erhel. Une fois que les collectivités adoptent le dispositif, les propriétaires bailleurs ont l’obligation de se soumettre au règlement et de déposer un dossier complet à la mairie concernant leur bien à louer. Après étude du dossier et des visites, déléguées à des sous-traitants ou à la police municipale, la commune pourra délivrer l’autorisation, parfois avec préconisation de travaux, ou refuser la mise en location. En cas d’infraction, les propriétaires bailleurs encourent des amendes, prévient Mathieu Erhel : « Les amendes sont émises par les communes, qui en récupéreront également le fruit, et sont graduelles en fonction des problèmes constatés, selon le Code de la construction et de l’habitation. Pour une location non déclarée, le propriétaire encourt jusqu’à 5.000 euros d’amende, et jusqu’à 15.000 euros en cas de récidive dans les trois ans ou s’il met sciemment un bien en location en dépit d’un refus de la part de la commune. » D’autres communes de la région ont déjà adopté le dispositif, notamment Moyeuvre, Toul et la communauté d’agglomération du Val de Fensch. « Il est encore un peu tôt pour savoir si le dispositif a eu un impact sur ces communes, car pour l’instant les propriétaires bailleurs qui se sont déclarés sont ceux qui respectent le règlement. Des évaluations devront être menées à l’avenir. Toutefois, nous avons eu des retours du Boulonnais (région du nord de la France, ndlr), qui a instauré le dispositif il y a plusieurs années, et sur le long terme, les résultats s’avèrent positifs : au bout de cinq ans environ, des bénéfices sont visibles, avec notamment une amélioration du parc immobilier général », indique Éric Da Silva, chargé de mission au pôle Habitat, urbanisme et mobilité à la CCPHVA. Au Luxembourg, les propriétaires bailleurs sont tenus de déclarer les biens qu’ils comptent mettre en location au bourgmestre de la commune, en indiquant le nombre maximum de personnes pouvant y être logées et en joignant à la déclaration un plan des locaux.Madalina Mezaros.