Sur la côte tunisienne, à une quarantaine de kilomètres de Sfax, la seconde ville du pays, vivent plusieurs milliers de migrants subsahariens dans des campements improvisés aux pieds des oliviers. Cette présence massive a chamboulé la vie des quelque 80.000 habitants. La cohabitation est tendue et oscille entre précarité, peur et gestes de solidarité.

Depuis début avril, des démantèlements de camps ont lieu, parfois sous la présence des caméras, comme ici à Henchir Al-Karkni, le 24 avril 2025. (Photo : Séverine Sajous)
On les aperçoit sur le bord des routes. Des silhouettes vêtues d’habits disparates, têtes baissées comme si elles voulaient disparaître, mais en groupe, dans un instinct de protection. Il faut prendre des chemins de terre et s’avancer au milieu des champs pour trouver leurs lieux de vie. Des tentes, faites de bâches et de tuyaux d’arrosage, disposées au milieu des champs d’oliviers.
Ici, on atteint presque l’autosuffisance : les habitant·es se lavent avec l’eau d’un puits ou grâce au robinet des voisins. Terrains de football, mosquées, épiceries, cafés pour recharger les téléphones grâce à un générateur, parfois même une infirmerie… Les migrant·es se sont organisé·es avec les moyens du bord et en l’absence de toute aide. Tout soutien aux personnes clandestines est interdit par la loi. Plusieurs salarié·es d’association sont accusé·es d’avoir favorisé l’arrivée de migrant·es et sont en prison depuis plus d’un an.
Malgré cela, des Tunisien·nes contournent les règles, sillonnant en mobylette les camps pour livrer médicament ou nourriture aux migrant·es qui ont trop peur de se déplacer. Certain·es viennent même vendre leur poulet en camion. Aicha, qui vit au camp 25 (les migrant·es se repèrent par rapport aux bornes kilométriques sur la route principale qui mène à Sfax), leur achète des volailles.
Âgée de 15 ans, elle prépare chaque jour le couscous. Elle vend la part 2,5 dinars (0,73 euros) à ses camarades de fortune. « J’ai toujours rêvé de devenir cuisinière. Je fais cela depuis un an, ça m’évite de réfléchir », explique la jeune fille qui raconte avoir fui, seule, la Côte-d’Ivoire à 14 ans. Depuis toute petite, ses parents l’avaient placée chez une « grand-mère » où elle servait de bonne et était battue.
La traversée impossible

Aminata, 27 ans, a accouché dans le camp. (Photo : Séverine Sajous)
Aminata, une Guinéenne de 27 ans, a accouché dans la tente où elle nous reçoit. Lorsque nous la rencontrons, fin avril, Ismaël a deux mois et la petite famille vient d’échouer pour la quatrième fois la traversée vers l’Europe, qui se trouve à moins de 150 km de là. La première fois, l’embarcation d’Aminata a chaviré et trois de ses amies sont mortes. La deuxième, elle a été interceptée près de Lampedusa et renvoyée dans le désert. Une pratique que les autorités tunisiennes démentent, mais que des ONG ont documenté depuis l’été 2023. « Sur la route du retour vers Sfax, on s’est fait attaquer. J’étais fatiguée, je n’ai pas pu courir. Un Tunisien a essayé de me violer. Mais un Guinéen qui était caché pas loin m’a défendue. Nous ne nous sommes plus quittés depuis et c’est le papa de mon fils », raconte-t-elle. Lors du troisième essai, des pêcheurs leur ont volé le moteur. Lors de la quatrième tentative, le 9 avril, le bateau a pris l’eau : « J’ai dû tenir mon bébé à bout de bras pour qu’il ne se noie pas. »
La traversée est de plus en plus difficile. À quelques centaines de mètres du camp, des bateaux en fer jonchent les plages. Au loin, en mer, les bateaux militaires des gardes maritimes veillent. Seulement 1.315 migrant·es ont rejoint l’Italie depuis le début de l’année. À la même époque, en 2023, ils étaient plus de 26.000. Entre temps, la Tunisie et l’Union européenne ont signé un mémorandum. 255 millions d’euros ont été promis par l’UE, dont la moitié pour lutter contre l’immigration clandestine. La Tunisie ne veut pas pour autant devenir un pays d’accueil. Depuis le début du mois d’avril, des démantèlements de camps ont lieu. Parfois sous la présence des caméras. Le 24 avril, le woxx a pu assister à l’un d’entre eux, à Henchir Al-Karkni, entre Jebeniana et El Amra. Dans cette propriété privée, vivaient depuis 2 ans 2.500 migrant·es en situation illégale. En cette matinée d’avril, les migrant·es, prévenu·es 24 heures en avance, ont emporté tout ce qu’ils pouvaient porter. Le reste des affaires est incendié ou ramassé par des tractopelles. Au sol, des objets témoignaient d’un quotidien somme toute normal : vêtements, ustensiles de cuisine, préservatifs…

Aicha, pêcheuse de palourdes, retrouve régulièrement des corps ou des effets personnels dans l’eau. (Photo : Séverine Sajous)
Le propriétaire du champ est présent. Pour la première fois en deux ans, il entre dans son oliveraie. Son avocat, Chafik Jammoussi, s’exprime en son nom : « Nous avons déposé plainte il y a un an. Nous avons fait un rappel de plainte. Aujourd’hui est un jour extraordinaire, mais il ne faut pas s’arrêter à cela, les autorités doivent continuer. » Depuis début avril, la Garde Nationale démantèle des camps, à la demande des propriétaires ou lorsque la cohabitation avec le voisinage est trop tendue. Sous l’œil des caméras, l’action se passe sans heurts ni violences. Trois adultes et trois enfants sont pris en charge par la protection civile et envoyés à l’hôpital pour des soins.
Un garde national présente à la presse un Guinéen qui se fait appeler « Mac ». L’homme reconnaît : « Je ne peux pas en vouloir aux Tunisiens. Nous sommes chez quelqu’un qui doit nourrir sa famille. » Mais que faire maintenant ? « Avant, j’étais au kilomètre 35, la Garde nationale est venue plusieurs fois tout détruire. Je ne sais plus où aller », se désole Mac.
Des migrant·es repoussé·es
« Lors des démantèlements, il y a plusieurs possibilités pour les Africains », explique Houssemeddine Jebabli, porte-parole de la Garde Nationale. Nous accompagnons la plupart vers les organisations spécialisées dans l’immigration. « Parfois, l’État tunisien les prend en charge pour les héberger dans les hôpitaux, car il y a des situations précaires avec des femmes enceintes, des enfants, des blessés… D’autres se déplacent vers d’autres lieux. » Ce jour-là personne ne s’est vu proposer de solution. Les habitant·es du camp se sont finalement réinstallé·es dans le champ voisin. Deux jours plus tard, selon le témoignage de l’un d’eux, on les a repoussé un peu plus loin. Cela devient une habitude.
En février 2023, le président Kais Saied évoque un complot visant à modifier la démographie du pays et estomper son caractère « arabo-musulman ». Jusqu’ici, les Subsaharien·nes sans papiers vivaient et travaillaient partout en Tunisie. Mais dans les jours qui suivent, les autorités rappellent publiquement qu’il est interdit de loger ou d’embaucher un·e clandestin·e. La loi n°2004-6 du 3 février 2004, qui punit toute aide aux clandestin·es, est soudainement appliquée. Fatma Mseddi, députée et soutien du président Kais Saied, justifie ces mesures par une « explosion de la migration après le 25 juillet 2021 », date où le président a réalisé son coup de force en s’arrogeant tous les pouvoirs. Sans donner de détail, elle évoque, elle aussi, un « complot ». Les Subsaharien·nes vont alors se diriger vers Sfax, seconde ville du pays où les trafiquants promettaient un voyage rapide vers l’Europe. Chassé·es du centre-ville à l’été 2023, les migrant·es ont finalement trouvé refuge dans les oliveraies d’El-Amra et de Jebeniana, face aux plages où se font les départs.
Le retour volontaire, seule solution

Khelil (de dos) fait travailler des Subsahariens malgré l’interdiction. (Photo : Séverine Sajous)
Aujourd’hui, la seule solution pour ces migrant·es est le programme de retour volontaire de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). En 2024, 6.885 personnes en ont bénéficié. Fin mai, 3.400 retours avaient été effectués. Insuffisant selon les autorités. « Pour les migrants subsahariens, il y a parfois entre 6 et 8 mois d’attente pour rentrer chez eux après l’inscription auprès de l’OIM. La cadence est très lente. L’État tunisien est en train de faire beaucoup d’efforts auprès des pays d’origine pour organiser les procédures de retour volontaire avec l’OIM », reconnaît le colonel-major Houssemeddine Jebabli.
Les migrant·es ne sont pas plus satisfait·es. Ibrahim a fait 30 kilomètres en tongs, le 22 avril, pour aller s’enregistrer au bureau de l’OIM à Hazreg, à l’est de Jebeniana : « On s’enregistre et puis c’est tout. On rentre au camp et on continue d’avoir faim en attendant. » Devant le bureau de l’OIM de Hazreg trône un bus ciglé « Best tour » (meilleure visite). Un employé affirme qu’il transporte les personnes désireuses de s’enregistrer, mais aucun·e des migrant·es interrogé·es n’est au courant. Dans un autre camp, Djalo, un Malien de 22 ans, s’est enregistré à l’OIM il y a deux mois. Depuis, il attend : « Quand on les appelle au téléphone, ils ne répondent pas. Et on ne les voit jamais dans les camps. » L’OIM a refusé de répondre à nos sollicitations.
Le retour volontaire n’est de toute façon pas possible pour tout le monde. Les personnes susceptibles d’obtenir le statut de réfugié·e n’ont plus la possibilité d’en faire la demande en Tunisie : le Conseil Tunisien pour les Réfugiés (CTR), association chargée d’enregistrer les demandes d’asile pour le compte du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), a été fermé il y a un an. Depuis, le HCR n’enregistre plus les nouvelles·aux arrivant·es. Comme le CTR, plusieurs associations gardent portes closes. Une quinzaine de militant·es ou salarié·es d’associations d’aide aux migrants sont en prison depuis mai 2024, accusé·es de blanchiment d’argent ou d’avoir favorisé l’arrivée des Subsaharien·nes en Tunisie. « Les autorités tunisiennes ont intensifié leur répression malveillante à l’égard d’organisations de la société civile qui œuvrent pour les droits des migrants et des réfugiés, en relayant des affirmations trompeuses sur leur action », avait déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International, peu après les arrestations.
Un territoire bouleversé

Souad, qui habite à quelques centaines de mètres d’un camp, s’est endettée pour faire installer des barreaux à ses fenêtres. (Photo : Séverine Sajous)
À El Amra et Jbeninia, la présence des migrant·es a bouleversé les habitudes. Les restes de barques artisanales et les cadavres ramenés par la mer sont devenus des éléments du paysage. Les pêcheurs font régulièrement des découvertes macabres. « Il m’est arrivé de trouver des corps sur le sable : des enfants, des adolescents, des hommes. Parfois, ce sont les chiens qui les traînent. Un jour, j’ai alerté la Garde nationale après en avoir trouvé un. Tu sais ce qu’on m’a dit ? “ Enterre-le. ” Je suis restée figée », raconte Aïcha, une pêcheuse de palourdes. Non loin de là, une embarcation échouée, fabriquée en carton, clous et semelles de sandales, illustre la précarité des moyens utilisés. « Ce n’était pas un bateau, c’était un bout de désespoir. Et parfois, on retrouve les tongs des enfants morts », s’agace la mère de famille.
Ces départs ont créé une économie parallèle. Outre les courses en mobylette, des jeunes travaillent comme guetteur pour la mafia qui organise les traversées. Nabil* raconte avoir loué 250 dinars (73 euros) son raccordement électrique à un homme qui a fabriqué deux bateaux en une seule matinée. Mais la police a fait une descente. Arrêté, Nabil a été condamné à dix mois de prison. Derrière les barreaux, il a rencontré nombre de Subsahariens arrêtés pour séjour illégal, mais aussi des Tunisiens condamnés pour avoir aidé d’une façon ou d’une autre des Subsaharien·nes : transport des migrant·es, vente de tôle pour construire les bateaux…

Vue d’un camp. (Photo : Séverine Sajous)
Avec la précarité, la violence a augmenté dans la région d’El Amra. Mohamed Ali, un Guinéen, a été agressé alors qu’il tentait de retirer un transfert d’argent envoyé par sa mère. Il était avec quatre amis lorsque qu’un groupe de jeunes Tunisiens les a suivis jusqu’à un bureau de change. Après les avoir forcés à acheter des cigarettes et des cafés, ils ont exigé l’argent, en disant : « Cet argent est arrivé en Tunisie, et ici, ce n’est pas votre terre. » Mohamed Ali a refusé de le leur donner. Il a reçu un coup de machette à la main. Les agresseurs ont pris la fuite à l’arrivée de la police.
Les violences ont lieu dans les deux sens. Des Tunisiens évoquent des cambriolages ou encore des jeunes filles insultées sur le chemin de l’école. Pourtant, dans ce climat tendu, des gestes de solidarité existent. Khelil, un agriculteur qui ne trouvait pas de main-d’œuvre pour la récolte des fèves, a décidé d’embaucher trois jeunes subsahariens pour 30 dinars par jour, le tarif local. Il souligne leur motivation et la qualité de leur travail. « Si ça leur permet de manger et de survivre, il y aura moins de vols. La faim explique tout », dit-il. Il témoigne cependant de façon anonyme par peur des poursuites judiciaires.

(Photo : Séverine Sajous)
Souad, habitante d’El-Amra, a installé des grilles aux fenêtres de sa maison. « Les femmes ici sont seules. J’avais peur, alors on a mis des barreaux. Ça nous a coûté 1.500 dinars, et on n’a pas encore fini de les payer. » Elle a perdu son fils Badr en 2011 alors qu’il tentait une traversée pour rejoindre l’Europe. Elle craint que son plus jeune fils tente lui aussi sa chance : « Ici, il n’y a rien. » Bien qu’inquiète de la présence croissante de migrant·es, elle dit comprendre leur quête : « Ils cherchent la même chose que mon fils : une vie digne. Moi aussi, je leur ai donné à boire, à manger. Même si je vis dans la pauvreté. On est un peuple qui sait accueillir. C’est notre esprit musulman. »