Milan se souvient de Bert Theis

Illustration : Isola Art Center

« Parce que je n’ai jamais réussi à nager, j’ai décidé de voler. »

Plus de 150 personnes se sont retrouvées ce weekend à Milan pour « garder en vie et retracer l’héritage » de Bert Theis (1952-2016). La rencontre internationale « Per Bert » a été organisée par l’Isola Art Center (IAC) en collaboration avec FM Centro per l’Arte Contemporanea, Frigoriferi Milanesi et Nuova Accademia di Belle Arti (NABA). Si le Mudam présentera début 2019 une rétrospective de l’œuvre de l’« artiste activiste » luxembourgeois, qui travaillait et vivait depuis plus de deux décennies à Milan et qui réalisait ses installations (tant éphémères que définitives) à travers l’Europe et même en Asie ou en Amérique latine, ce colloque d’artistes, de curateurs, de chercheurs, d’étudiants et de militants autour de l’IAC mettait notamment l’accent sur les liens personnels avec Bert Theis et l’inspiration qu’il a pu donner.

Marco Scotini, directeur du département « Arts visuels » de la NABA, où enseignait Bert Theis, introduisait la rencontre, alors qu’il incombait à Enrico Lunghi (qui sera aussi le curateur de la rétrospective au Mudam) de décrire les premières années de l’artiste : il a personnellement fait sa connaissance en 1993, lorsque Bert Theis – après avoir débuté sa vie professionnelle comme maître d’école – a présenté son exposition-conception dans le petit local « Beim Engel ». Lunghi était son curateur lorsque le « Potemkin Lock » fit un éclat international à la Biennale de Venise de 1995. La même année eut lieu le « Shadow Fixing » aux « Dräi Eechelen », en plein débat sur l’avenir de ce site qui devait accueillir le nouveau musée d’art moderne conçu par IM Pei. D’autres projets communs s’ensuivirent, comme « Le domaine de Marcel et Joseph », une installation « tropicale » dans la véranda du Casino, qui pendant trois ans invitait le public à se reposer, à échanger et à écouter les dialogues de deux oiseaux parleurs, des Mynahs, spécialement entraînés.

Photo : Isola Art Center

Bert Theis s’était entre-temps établi avec sa compagne et collaboratrice artistique Mariette Schiltz à Milan, et en 1997 il déménagea dans le quartier de l’Isola où il a contribué à créer l’Isola Art Center. L’artiste et l’activiste s’y trouvait à son aise : les projets gigantesques de la municipalité de « riqualificazione » de tout un quartier trouvaient leur réponses par des contre-projets élaborés avec les populations concernées. Des projets à taille humaine qui devaient non seulement permettre aux habitant-e-s de pouvoir se maintenir dans leur quartier, mais aussi de communaliser les espaces verts et les friches laissés par des industries dorénavant établies à la périphérie. Si au début des années 2000 la bataille semblait presque gagnée, dix ans plus tard la gentrification du quartier avait quand même pris le dessus : les ateliers de la « Stecca », devenus entre-temps une sorte de musée clandestin, furent finalement rasés sur ordre de la commune pour faire place au « bosco verticale ». Cet ensemble de deux édifices avec des appartements de luxe hautement sécurisés est caractérisé par des terrasses-jardins dotés de plantes et arbres tellement exotiques et compliqués à entretenir que seule une firme spécialisée a le droit de s’en occuper – à grands frais évidemment. Cela ne manque pas d’un certain cynisme : le quartier aura obtenu son espace vert, mais à la verticale… et sans droit d’accès pour le commun des mortels. Semi-défaite ou semi-victoire, la communauté et l’IAC pourront néanmoins ouvrir en 2013 le jardin communautaire « Isola Pepe Verde », plus petit et à un autre endroit, mais tout aussi imprégné de l’esprit utopique de la cité idéale si chère à Bert Theis.

Christian Bernard, ancien directeur du Mamco à Genève et curateur d’expositions diverses, a travaillé avec Bert Theis sur divers projets dans l’espace public, notamment pour le prolongement de la ligne de tram numéro 3 à Paris. L’autrichien Gerald Raunig, professeur de philosophie et d’art contemporain à la Zürcher Hochschule der Künste, expliquait le contexte philosophique dans lequel le travail artistique de Bert Theis évoluait. Tiziana Villani, philosophe et directrice d’Eterotopia – un laboratoire de recherche qui s’est fixé comme but de rendre possible la publication de recherches pluridisciplinaires couvrant à la fois la philosophie, l’urbanisme, l’écologie, l’histoire et les sciences sociales – rappelait comment l’artiste luxembourgeois savait combiner ces domaines. La première journée se clôturait par le vernissage d’une exposition de travaux de jeunes artistes qui ont collaboré avec Bert Theis dans le cadre de l’IAC.

La journée du samedi était marquée par un « pranzo » délicieux préparé en partie à base de leur propre production par des militant-e-s d’Isola Pepe Verde, accompagné de films et de photos. Auparavant, Marco Scotini et Marco Senaldi, philosophe et auteur de la « Philosophie de l’art contemporain », avaient continué à retracer l’importance des travaux de Bert Theis tant au niveau national italien qu’international. Au cours de l’après-midi, Evelyne Jouanno, curatrice internationale vivant à San Francisco, rappelait sa première collaboration avec Bert Theis lors de l’« Emergency Biennale » dont elle était l’initiatrice : en 2005, une centaine d’artistes internationaux avaient donné leur accord pour envoyer – dans des valises clandestines – une de leur œuvres pour qu’elle soit exposée de façon tout aussi clandestine à Grozny (Tchétchénie), alors marquée par une guerre meurtrière. Hou Hanru, directeur artistique du Maxxi à Rome et curateur d’expositions internationales, faisait également état de ses nombreuses interactions avec Bert Theis et l’IAC.

Les journées « Per Bert » prirent fin sur le site de l’usine « récupérée » de RiMaflow au sud-ouest de Milan. Ce fut le lieu d’un dernier combat auquel contribua Bert Theis : les ouvrières et ouvriers de cette usine de climatisations pour voitures avaient perdu leur emploi pour des raisons spéculatives. Les machines furent démontées et transportées en Pologne. Depuis, les lieux ont été occupés par les anciens collaboratrices et collaborateurs qui ont lancé de nombreux projets culturels et sociaux en dehors de la sphère mercantiliste, comme la récupération de matières premières, des ateliers de réparation, la restauration à base de produits locaux… Pour l’occasion, une nouvelle salle de conférences dédiée à Bert Theis – décorée par des œuvres d’art réalisées lors de diverses interactions de l’IAC avec le site de RiMaflow – y a été inaugurée. En arborant toutes et tous une casquette rouge vif portant le slogan « Make Utopia Great Again », les convives conclurent la soirée pleine d’émotion par un dernier acte incontournable : une « spaghettata » préparée par la cuisine communautaire de RiMaflow.


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