Musique classique
 : « Je suis un vase communicant entre cultures »

Yannick Nézet-Séguin, à la tête du Chamber Orchestra of Europe, a proposé cette semaine l’intégrale des symphonies de Mendelssohn à la Philharmonie. Rencontre avec un jeune chef québécois à la carrière déjà bien remplie et qui sait parfaitement ce qu’il veut.

(Photo : François Zuidberg)

(Photo : François Zuidberg)

woxx : Directeur artistique de l’Orchestre métropolitain de Montréal, directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam et de l’Orchestre de Philadelphie… avec un tel emploi du temps, cette tournée avec le Chamber Orchestra of Europe (COE) devait particulièrement vous motiver pour l’entreprendre.


Yannick Nézet-Séguin : Oui, car depuis deux ou trois ans, j’essaye de limiter les ensembles musicaux avec lesquels je collabore. Leur nombre actuel semble peut-être élevé, mais si je regarde dix ans en arrière, j’en dirigeais à l’époque un différent par semaine… Cette étape dans ma carrière m’a permis de découvrir le monde, c’est vrai, mais j’ai quand même rapidement souhaité trouver des partenaires qui apportent chacun leur pierre à ma vie musicale. En plus de mes trois orchestres principaux, je dirige souvent à Vienne, Berlin, Londres ou Munich, mais le COE occupe une place très spéciale pour moi à cause de son bagage culturel : il a été dirigé par Claudio Abbado, puis Nikolaus Harnoncourt, et c’est un orchestre de chambre de taille plus réduite qu’un orchestre symphonique. Un groupe idéal en somme pour me permettre d’explorer une période qui me tient à cœur, le début du romantisme, avec Beethoven, Mendelssohn, Schubert ou Schumann.

L’expérience de ces musiciens, qui mènent tous avec succès des carrières parallèles, change-t-elle quelque chose dans votre travail de chef ?


En fait, je vois ça comme un tout. J’ai la chance de travailler avec eux comme avec des musiciens d’une culture différente, que ce soit à Rotterdam ou à Philadelphie. La qualité de l’articulation et les détails du contrepoint sont très influencés par la musique baroque chez le COE, tout est très clair. C’est une influence qui m’est très utile avec mes autres orchestres plus étoffés, lorsque je travaille l’articulation par exemple. D’un autre côté, Philadelphie parvient à donner cette sonorité très chantante que je peux apporter ensuite au COE. J’ai donc l’impression d’être dans la position idéale de vase communicant entre cultures, sans pour autant changer la personnalité des musiciens.

« J’aime à la fois travailler dans le détail et responsabiliser les instrumentistes. »

Justement, quelle liberté leur laissez-vous ?


Je Iaisse toujours beaucoup de liberté ! (Rires.) Mais c’est effectivement un point intéressant : j’aime à la fois travailler dans le détail et responsabiliser les instrumentistes. Avec un tel orchestre, dont les membres sont des leaders dans leurs autres formations, la responsabilisation est évidemment facilitée. Mais le paradoxe, c’est qu’ils ressentent aussi une certaine soif d’être guidés. Ça peut prendre quelques jours pour revenir dans « l’esprit COE », fait de beaucoup d’humilité, de volonté et de responsabilité en même temps.

« La créativité est un moyen de survie pour les Québécois. »

Comment avez-vous conçu ce programme Mendelssohn ?


Il s’agit en fait d’un projet d’enregistrement avec la Deutsche Grammophon, avec laquelle nous avions déjà gravé les symphonies de Schumann. J’ai voulu continuer mon exploration de ce répertoire avec une intégrale des symphonies de Mendelssohn. Nous allons capter ce nouveau projet en direct à la Philharmonie de Paris ce week-end. Nous avons déjà joué à Ferrare et à Dortmund, mais pas le cycle complet. Ces deux concerts à Luxembourg sont donc l’occasion de donner en public pour la première fois l’intégrale des symphonies de Mendelssohn, dans une salle que j’aime beaucoup personnellement (Yannick Nézet-Séguin a déjà dirigé huit concerts à la Philharmonie depuis 2005 et reviendra l’année prochaine avec le Philharmonique de Rotterdam, ndlr). J’apprécie d’ailleurs aussi l’atmosphère historique de la ville de Luxembourg, au point que je préfère loger place d’Armes plutôt qu’au Kirchberg.

Cette longue Symphonie no 2, plutôt peu jouée, comment l’avez-vous approchée ?


Pour cette symphonie-cantate exceptionnelle, je crois qu’il faut d’abord porter l’attention sur le collage de textes solennel et jubilatoire qui renferme pourtant le doute, la fragilité et la consolation. Pour moi, Mendelssohn a voulu y parler de sa propre vie, notamment de sa dualité face à la religion, avec une famille convertie du judaïsme au protestantisme. Il y célèbre Luther et l’histoire religieuse de l’Allemagne sans pourtant oublier ses propres racines. Le deuxième mouvement me paraît dès lors une romance sans paroles que je qualifierais même de populaire. J’ai essayé de bien caractériser cette dualité des mouvements choraux – religieux et fervents – et des mouvements instrumentaux – plus populaires – qui se rejoignent à la fin de la symphonie.

« Dans mon métier, on peut toujours s’améliorer ! »

Comment avez-vous choisi les voix ?


Je voulais un chœur de chambre semblable à l’orchestre dans son fonctionnement, et mon choix s’est naturellement porté sur le RIAS Kammerchor avec lequel j’avais déjà travaillé à Rotterdam. Pour les sopranos, j’avais envie de deux couleurs vocales différentes, mais qui puissent cependant bien se marier. Karina Gauvin est une amie montréalaise avec qui j’ai curieusement peu travaillé jusqu’à maintenant, d’où l’excellente occasion de se retrouver ici, car elle mène une brillante carrière notamment en France. Regula Mühlemann est une toute nouvelle voix, mais avec une production vocale très semblable. Quant à Daniel Behle, c’est son expérience du lied avec notamment ce rapport au texte plein de culture dont j’avais envie.

On vous présente souvent comme un ambassadeur culturel du Québec à l’étranger. Est-ce un rôle que vous revendiquez ?


Dans la musique que je dirige, on débarque avec humilité sur le continent où la majorité des œuvres ont été écrites. Quand on arrive de ce côté de l’Atlantique, c’est tout de même un peu intimidant. J’ai abordé ma carrière internationale en essayant d’être avant tout moi-même, avec des qualités que je pense typiquement canadiennes. D’abord, une attitude décomplexée : la créativité est encouragée chez nous, car c’est un moyen de survie pour les Québécois, entourés d’un océan anglophone ; vouloir s’exprimer avec une personnalité propre fait partie de nos réflexes culturels. Face à de grands compositeurs romantiques, notre distance nous oblige moins à respecter les règles et les traditions, dont nous ne ressentons pas le fardeau. Ce n’est évidemment pas la seule façon d’aborder ces œuvres, j’en suis conscient, mais ça donne une couleur dont les musiciens européens et américains apprécient vraiment la fraîcheur. Sans aucun doute, lorsqu’on m’invite, ma personnalité, dont une grande partie est due au fait d’être canadien, est aussi ce que l’on recherche. Je ne le nie pas, mais en même temps je n’essaye pas particulièrement de mettre en avant cette différence plutôt naturelle.

Quels sont vos prochains défis dans votre carrière déjà accomplie ?


J’ai une vie tellement riche et avec tellement de gros projets déjà réalisés, par exemple l’intégrale Bruckner avec l’Orchestre métropolitain de Montréal, une grande série d’opéras de Mozart, ces enregistrements chez Deutsche Grammophon… Peut-être que Wagner est le compositeur à qui je voudrais consacrer un peu plus de temps maintenant, mais je ne veux pas me précipiter. Difficile pour moi cependant de pointer quelque chose en particulier : j’ai toujours des rêves, mais au fond celui qui prévaut c’est de devenir toujours meilleur en tant qu’artiste, avec des ensembles que je connais de mieux en mieux et qui me permettent d’évoluer. Ce qui est beau dans mon métier, c’est qu’on peut toujours s’améliorer !


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