Photographie : En fer et en os

En ce début d’automne, la galerie Schlassgoart présente « Steel Life ». Ayant comme toile de fond la ville d’Esch-sur-Alzette et le bassin minier des années 1950 et 1960, l’expo constitue un hommage posthume à l’artiste luxembourgeois Romain Urhausen.

Photo : Nuno Lucas da Costa

Artiste aux multiples talents et avec un véritable sens de l’esthétique, Romain Urhausen (1930-2021) a été architecte, réalisateur, a enseigné la photographie, a publié des livres, notamment sur les anciennes Halles de Paris (démolies en 1973) avec Jacques Prévert, a fabriqué des chaises et des meubles – dont l’iconique chaise longue à bascule du début des années 1970, en acier chromé et à la peau de taureau – que l’on croirait tout juste sortis du Bauhaus. On lui prête aussi le façonnage de bijoux en métal ou encore des sculptures en tôle compressée. Le tout est à voir à la galerie Schlassgoart. Néanmoins, c’est surtout sa casquette de photographe qui est mise à l’honneur.

Avant de serpenter à travers l’itinérance métallique qui sert d’entrée à la galerie eschoise, les visiteurs-euses découvrent cinq photographies illustrant le bassin minier. Quatre d’entre elles ont la particularité d’avoir été prises à Rumelange, ville natale de Romain Urhausen. C’est ici, à l’âge de 14 ans, qu’il photographie les immigrés italiens avec son premier appareil photo. Les cinq clichés, datant des années 1950, esquissent les moments de dur labeur dans les mines rumelangeoises. L’une d’entre elles nous montre que le photographe luxembourgeois est quand même parvenu, à l’époque, à arracher un sourire à un ouvrier.

À l’intérieur, quelque 70 photos des années 1950-1960 de la deuxième ville du Luxembourg et des paysages industriels du sud du pays défilent dans toutes les salles de la galerie. La photographie de Romain Urhausen est notoirement anticonformiste et créative. L’artiste nous livre, par exemple, une vision lyrique du fer et de l’acier, lorsque ceux-ci sont assemblés géométriquement dans diverses structures. Ces matériaux sont ainsi sublimés sous plusieurs angles, non seulement dès leur fabrication, mais également lors de leur utilisation. Le fer et l’acier acquièrent ainsi leur propre identité. À d’autres moments, l’artiste soutire de sa sphère réaliste certains éléments des paysages industriels pour les singulariser. Il le fait à titre d’exemple en portraiturant de façon expérimentale un arbre. Il parvient ainsi à extraire la réalité de sa banalité visuelle. En général, le travail photographique de Romain Urhausen jongle avec l’humanisme, influencé par l’école française, et surtout l’expérimentalisme, indéniablement marqué par la photographie subjective de l’allemand Otto Steinert.

L’édition de l’année dernière des Rencontres d’Arles, le plus important festival de photographie en Europe, a rendu hommage à cet enfant de Rumelange. Le magazine du journal « Le Monde » lui a également consacré quelques pages en avril dernier, lors de son exposition à la galerie parisienne Les Douches. Souvenons-nous aussi que bien avant, en 1953, Edward Steichen le sélectionna pour l’exposition « Postwar European Photography » au Museum of Modern Art de New York. À l’instar de « Romain Urhausen, en son temps » (Rencontres d’Arles, 2022) et d’« Une conscience subjective » (galerie Les Douches, 2023), c’est Paul di Felice qui a joué le rôle de commissaire de l’exposition « Steel Life ».

Métropole du fer

Avec humanisme, certaines photos proposent également des scènes du quotidien, dans lesquelles le côté populaire, souvent multiculturel, et la bonhomie de la population eschoise compensent largement l’environnement grisailleux émanant de la fresque industrielle du bassin minier. Même s’il n’est pas question ici de viser une communauté en particulier, les traits latins de certains visages nous laissent facilement comprendre qu’il s’agit de travailleurs italiens, présents dès la première heure dans l’exploitation du minerai de fer.

L’historien eschois Denis Scuto a écrit qu’« Esch est une ville aux paysages urbains et naturels (…) ‘héroïques’, car forgés par le travail des êtres humains qui l’ont fait passer du village à la ville industrielle puis post-industrielle ». Les photos de Romain Urhausen en sont un précieux témoignage. En les regardant, le public se sent comme une dette envers ces gens, souvent payés au lance-pierres et souvent venus d’ailleurs. Ils ont contribué aux années glorieuses de la sidérurgie du bassin minier à une époque où les hauts fourneaux des usines tournaient à fond et sans répit. Nous en étions alors aux prémices de l’envolée économique du pays.

La plupart des quelque 70 photos ne sont pas titrées. Nul besoin qu’elles le soient. On connaît les lieux et la période. Les visiteurs-euses seront facilement imprégné-es de cette atmosphère de coulées de lave, de températures surhumaines et d’omniprésentes étincelles brûlantes, qui aboutissaient au forgeage du fer et de l’acier. C’était quasi l’essence même de la ville d’Esch. Ce n’est pas le fruit du hasard si encore aujourd’hui la ville porte le nom de « métropole du fer ». Ainsi, on ne rend pas qu’hommage, à très juste titre, à Romain Urhausen, mais aussi au passé de la ville d’Esch ainsi que de tout le bassin minier, qui, bien avant la place financière de la capitale, fut la première véritable vache à lait de l’économie luxembourgeoise.

À la galerie Schlassgoart jusqu’au 20 octobre.

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