Le groupe de BTP brésilien Odebrecht est au centre des scandales de corruption qui ont eu raison de Lula et de Dilma Roussef. Constructeur de barrages en Amazonie, qui mettent en danger nature et populations indigènes, le groupe a aussi eu recours aux services du Luxembourg.
Tout commence en Allemagne au milieu du 19e siècle, quand l’ingénieur Emil Odebrecht, originaire de Jacobshagen en Poméranie, décide, avec plusieurs compagnons, de tenter sa chance outre-Atlantique. Sa destination est la colonie allemande de Blumenau dans l’État brésilien de Santa Catarina, au sud de São Paulo. Après un aller-retour entre sa nouvelle patrie et l’ancienne pour parfaire ses études, Emil Odebrecht devient un des pionniers de la colonisation allemande au Brésil – notamment en mettant en place des infrastructures routières. Mais déjà à l’époque, il est fasciné par les capacités hydro-électriques des chutes d’eau d’Iguazú.
Cette fascination semble avoir été léguée à ses enfants et petits-enfants et particulièrement à Norberto Odebrecht, qui en 1944 fonde à Salvador de Bahia le groupe familial qu’on connaît aujourd’hui. Petit à petit, le groupe Odebrecht devient le plus important constructeur du Brésil. Il construit notamment la première centrale hydro-électrique du pays en 1952, à Correntina, dans l’État de Bahia, mais aussi des pipelines, des centrales thermonucléaires ou encore des infrastructures culturelles comme des théâtres, ce qui indique les liens forts entre la firme et la politique. Des liens que la dictature militaire entre 1964 et 1985 ne semble pas avoir affectés. Mieux encore, c’est sous ces années de plomb que le groupe s’internationalise : d’abord dans les pays d’Amérique du Sud, puis aux États-Unis et finalement aussi en Europe et en Afrique, avec une prédilection pour les pays lusophones comme l’Angola ou le Portugal, mais aussi pour l’Allemagne. Bref, en quelques décennies, Odebrecht est devenu incontournable au Brésil pour tout ce qui concerne infrastructures, énergie, chimie et même agriculture de masse.
Pas étonnant donc que le groupe se retrouve au centre d’un immense scandale de corruption, tous les projets semblant avoir été obtenus par des versements illicites à des politicien-ne-s – dont l’ancien président Lula da Silva et l’ancienne présidente Dilma Roussef, la dernière ayant été destituée tandis que l’autre se retrouve en prison. Tout comme le dirigeant Marcelo Odebrecht, qui a eu droit à une réduction de peine à dix ans de prison pour avoir collaboré avec les autorités dans le cadre de l’opération « Lava Jato » (appelée aussi « Operation Car Wash »). Cette grande enquête qui visait principalement la société pétrolière publique Petrobras a fini par éclabousser le groupe Odebrecht.
Pas moins de huit firmes Odebrecht au Luxembourg
Si sur son site, le groupe reste discret sur les retombées de ce scandale (et l’emprisonnement de son chef), cela ne veut pas dire que de profonds changements ont eu lieu depuis dans les structures tentaculaires de la firme. Des tentacules qui s’étendent jusqu’au grand-duché de Luxembourg, où la firme s’est implantée dès 2013, en fondant l’Odebrecht Energy Luxembourg sàrl, comme l’ont démontré les recherches de l’ONG Action solidarité Tiers Monde (ASTM), très impliquée au Brésil depuis ses débuts.
Cette firme, qui n’avait comme tant d’autres aucune substance économique au Luxembourg, a commencé avec un capital de 20.000 dollars américains et a vu en quelques mois monter celui-ci à 236 millions de dollars – par pure magie apparemment. Puis ses parts sont revendues à la maison-mère avant que la structure luxembourgeoise soit renommée Odebrecht Latin Finance sàrl, qui a revendu ces parts à une boîte brésilienne appartenant également au groupe. Selon les recherches de l’ASTM, Odebrecht Latin Finance sàrl disposait d’un capital de 585 millions de dollars fin 2016.
Puis, en 2015, une opération similaire est mise en place. Fondée par la branche luxembourgeoise de consulting Intertrust, Odebrecht Latinvest SA connaît une ascension de 35.000 dollars à 82 millions. Pas étonnant que cette structure se retrouve mêlée à 17 autres appartenant au groupe et citées dans les Paradise Papers. Parallèlement, Odebrecht Africa Fund est créée au Luxembourg et voit aussi une croissance mystérieuse de son capital et un changement de nom (Odebrecht International Participations sàrl) en 2016, avant que ce capital ne soit transféré au Brésil. En septembre de la même année, une firme des îles Caïmans est transférée au Luxembourg : Odebrecht Mining Services Investments sàrl change alors plusieurs fois de propriétaire avant d’atterrir en Autriche – cette structure est très impliquée dans l’industrie minière en Afrique, notamment en Angola. Également en Autriche se retrouvent les parts d’Odebrecht Services sàrl, fondée en 2016. La dernière firme fondée au Luxembourg est Odebrecht Financing International sàrl en août 2017. Elle revend ses parts le jour d’après à une filiale brésilienne du groupe et sert ensuite de coquille pour faire circuler pas moins de 2,3 milliards de dollars entre filiales du groupe Odebrecht.
Pour l’ASTM et surtout Nadine Haas, auteure de l’étude démontrant les liens entre Odebrecht et le Luxembourg, c’est le barrage de Belo Monte qui a été le point de départ. Ce projet pharaonique, dont les apports énergétiques sont disputés et qui avant tout mènera à une catastrophe écologique pour les populations indigènes sur place, a débuté en 2011 et devrait se terminer en 2019 – sans que le peuple Xingu soit consulté. Même les cours de justice brésiliennes n’en ont pu stopper la construction, alors qu’à l’international la mobilisation ne cessait de grandir. Mais c’est probablement aussi parce que les intérêts dans cette construction dépassaient largement Odebrecht et les autres firmes brésiliennes que le barrage n’a rencontré aucune opposition – à l’international, on retrouve par exemple JP Morgan Chase, Siemens, Alstom et Andritz.
Trois commissions rogatoires au parquet luxembourgeois
« Au début, nous avions demandé une longue liste de firmes étrangères au Registre du commerce », explique Nadine Haas, « et le nom Odebrecht nous a immédiatement interpellé-e-s. Qui s’y connaît un peu en Amérique du Sud sait que ce groupe est incontournable. » Quant à la logique de la multitude de boîtes fondées au Luxembourg, pour elle, c’est clair : « Il s’agit de rendre impossible la transparence sur les agissements du groupe. » Il est donc aussi très probable que le grand-duché ait été un des maillons d’Odebrecht pour à masquer des paiements illicites servant à faire avancer ses projets. Mais, comme le remarque Nadine Haas : « Nous ne pouvons rien prouver, vu l’opacité qui règne derrière ces structures. Nous avons certes pu identifier quelques noms, mais nous ne pouvons rien avancer sur leur rôle. Tout ce que nous avons pu découvrir, c’est qu’en 2014, 2015 et en 2017, le ministère public de l’État du Paraná a envoyé trois commissions rogatoires au parquet luxembourgeois, ce que ce dernier nous a confirmé. Certes, le parquet n’a pas donné plus de détails sur les firmes ou les individus concernés, mais il est tout de même significatif que l’initiative vienne des autorités de l’État du Paraná, qui ont déclenché l’opération Lava Jato en 2014. »
En d’autres mots, même si ce qui a été rassemblé n’est qu’un faisceau de présomptions, il semble bien que la place financière luxembourgeoise ait servi à occulter des versements d’argent destinés à la corruption et à financer des projets contestés. Avec l’arrivée de Jair Bolsonaro, le président d’extrême droite élu qui prendra les rênes du pays en janvier 2019 et qui n’a cessé de menacer de mort et de torture les activistes écologiques et pro-indigènes, le Luxembourg devrait peut-être se poser la question de savoir s’il veut toujours rester complice de telles constructions financières.