Poésie : « Il se passe des histoires ! »

Le poète Sébastien Fevry a fait halte pour quelques semaines à Neimënster, le temps d’une résidence artistique. Le woxx l’a rencontré juste avant son retour en Belgique.

Dans le cadre d’une résidence à Neimënster, Sébastien Fevry, professeur d’études culturelles à l’université de Louvain-la-Neuve, s’est consacré à plein temps à la poésie pour quelques semaines. (Photo : woxx)

woxx : Comment t’es-tu retrouvé au Luxembourg ?


Sébastien Fevry : J’ai répondu à un appel publié par l’organisme Wallonie-Bruxelles International, qui proposait une résidence d’écriture en partenariat avec l’abbaye de Neumünster. Il fallait remettre un dossier dans lequel on devait expliquer ce qu’on avait fait auparavant, mais aussi présenter un projet spécifique. L’accueil à l’abbaye a été incroyable : l’équipe est très présente sans pourtant imposer quoi que ce soit. Il y a une très grande confiance, qui me laisse une très importante marge de manœuvre.

Tu as déjà publié des livres sur le cinéma, puis en 2018 « Solitude Europe », des poèmes narratifs qui peuvent aller du polar au fantastique, et « Brefs Déluges » en 2020, plus basé sur des impressions, des images. Le projet que tu as proposé est encore différent.


Oui, l’intérêt des résidences d’écriture est qu’elles peuvent servir de bancs d’essai. L’idée est de rester bien sûr dans la question de la poésie – puisque le projet s’articule autour d’Arthur Rimbaud –, mais avec un type d’écriture qui ne soit pas frontalement poétique. Il pourrait avoir des allures d’essai, de biographie, voire de roman. Un objet littéraire non identifié, à ce stade de mon travail bien entendu.

Cela correspond-il à une logique dans l’évolution de ton écriture ?


Peut-être que je la verrai après coup : quand je travaille, je n’ai pas de logique d’ensemble à l’esprit. Disons que, chez moi, il y a toujours une préoccupation du récit ou du narratif, sans nécessairement passer par le romanesque. La question qui m’anime depuis « Solitude Europe », c’est : comment raconter sans recourir à l’appareillage, aux ficelles du roman ? La poésie permet des formes condensées qui vont à l’essentiel, qui dégagent une image motrice. Ici, sur le projet Rimbaud, c’est un peu la même chose : j’essaie de relater une vie d’une manière qui ne soit pas celle de la biographie traditionnelle ni celle de la pure invention romanesque. Une deuxième caractéristique de mon travail est mon attachement au réel. Même si le récit peut prendre des allures fantastiques ou science-fictionnelles, il faut qu’il dise quelque chose de la réalité. C’était le cas dans mes deux premiers ouvrages de poésie, ce sera aussi le cas ici, même si la matière est historique.

La résidence prévoit également des rencontres avec le public.


Même si une routine d’écriture s’installe, ce qui est très positif pour avancer dans un projet, on a aussi envie de rencontrer des personnes, de s’ouvrir à l’autre, d’échanger à propos de son travail. Une lecture, c’est un choix qu’on doit faire, il y a un côté éphémère que j’aime bien. Après, on entre dans l’inconnu : comment le public va-t-il 
réagir – s’il réagit –, quel est le dialogue qui s’établit ? Je trouve ça très gai.

« Chez moi, il y a toujours une préoccupation du récit. »

Sébastien Fevry commence sa carrière poétique avec « Solitude Europe », en 2018, qui remporte en Belgique le prix triennal Nicole-Houssa et en France le prix François-Coppée, le prix Révélation de poésie de la Société des gens de lettres et le prix Apollinaire découverte. « Brefs Déluges », qui suit en 2020, remporte lui le prix Marcel-Thiry en Belgique. En juin paraîtra son troisième ouvrage poétique, « Entre nous les proies les plus dangereuses », chez Cheyne éditeur, qui a également publié les deux premiers.

À quoi peut-on s’attendre, alors, pour ta sortie de résidence ?


Le terme employé par l’abbaye est « restitution ». Il me paraît approprié, pour marquer le fait que j’ai passé du temps ici et qu’il me faut restituer tout ça. Ne lire que quelques extraits maintenant aurait été réducteur, et le projet gagne à se développer. L’idée est donc que je revienne dans quelques mois, pour proposer un dispositif qui à la fois ferait état de ce travail sur Rimbaud, mais ferait aussi participer le public à l’écriture. L’inviter en quelque sorte dans les coulisses de mon atelier. Nous devons encore réfléchir à ça. Une grande partie du concept tournera sûrement autour des images qui ont alimenté le récit que je suis en train d’écrire. Tout le contraire d’une lecture derrière un pupitre !

Que t’a apporté la ville de Luxembourg lors de ton séjour ?


En tant qu’artiste en résidence, je peux voir tous les spectacles qui se tiennent à l’abbaye, et ils sont tout à fait remarquables. J’ai beaucoup aimé les concerts du dimanche matin, l’événement du 1er-Mai, le Printemps des poètes… Il y a une vraie vie dans ce lieu. J’ai aussi eu un gros coup de cœur pour la Cinémathèque, une programmation fantastique avec des tarifs incroyablement compétitifs. Les transports en commun gratuits, j’ai réellement apprécié. Et la ville en elle-même est intéressante : je ne loge pas à l’abbaye, mais dans la rue de Strasbourg, alors je chemine pas mal, et j’aime bien ce passage de la ville nouvelle à la ville ancienne, de la Ville-Haute au Grund. C’est une mosaïque plaisante à parcourir.

Peut-on imaginer que des morceaux de ce paysage ou de cette vie culturelle puissent s’immiscer dans ton travail ?


Oui, je pense, même si c’est encore un peu tôt pour le dire. Je ne suis pas capable d’écrire sur le lieu où je me trouve, il faut que je sois rentré ou ailleurs. Mais, clairement, c’est une ville où il se passe des histoires !

Filles maussades


Fréquemment ces jours-ci
Je croise des filles maussades à l’avant des voitures
Partout des filles maussades
Dans le parking des centres commerciaux
À la sortie des écoles
Ou roulant en sens inverse
Le long du canal
Quel âge ont-elles exactement ?
Impossible à dire
Une vingtaine d’années, pas beaucoup plus
Elles ont des physiques variés
Et une triste mine
Comme si la vie était devenue un vieux chewing-gum
Qu’elles sont lasses de mâcher.

Un seul point commun
Elles ne conduisent pas
Des hommes se tiennent au volant
Engagés dans des discussions dont je n’entends pas un mot
Ils lèvent le poing au ciel, regardent à peine la route
Des hommes soucieux de convaincre
Qui n’ont pas tout à fait rempli leurs promesses
Les rendant encore plus maussades
Ces filles à l’avant des voitures.

Peut-être d’ailleurs en ont-elles assez
D’être menées d’un endroit à l’autre
Latéralement
Tandis qu’à travers les vitres
Elles fixent les yeux mi-clos
Leur reflet
Qui semble se fondre
Dans le mystère non résolu
D’une vie plus vaste
Où glissent quelques peupliers, l’eau d’un étang
Et le pli d’une colline.

Extrait de « Solitude Europe », Cheyne éditeur, 2018.


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